jeudi 31 décembre 2009

L'aile facile

à mon ami disparu, Jeroen

Il a les ailes libres
des bateaux dans les mains
et les yeux plein de givre
du vent jusqu'au matin

En regardant la vague
du temps le plus amer
sur le chemin qui drague
la houle de la mer

Et sur la frange d'or
des rêves mal rompus
Dans l'esprit qui s'endort
la mort ne veille plus

Mort mords les moulures du remords
les pavages dans la glace
l'image bleue qui s'efface
le visage blanc sans yeux

Le front pâle sans cheveux
La lune rebelle
Et sous l'arc du ciel pluvieux
L'agonie des étincelles

Pierre Reverdy

mercredi 2 décembre 2009

Impuissant vs Insoumis part. II



Des filets de sang à la bouche. C’est mon impression. Son regard erre à travers la pièce, comme à la recherche de quelque chose.
« Oui, volontiers. » Une voix sortie de nulle part. Je me rends compte que c’est la mienne. Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression d’être télécommandée, de très loin. Pourtant, tout au fond, très profondément, je réalise que je ne suis pas en mesure de refuser. C’est au-delà de la contrainte de me retrouver devant un homme qui aurait découpé en morceaux plusieurs personnes. C’est au-delà du sentiment de devoir faire face au danger et de l’intelligence de ne pas tourner le dos à un tel individu. Depuis quelques minutes, je ne suis plus chez moi mais chez lui. Ce qui implique un autre univers. Une découverte que je suis en mesure de réaliser, une exploration. La curiosité ?

D’un geste lent il désigne le canapé de tissu gris qui prend beaucoup de place dans la pièce. Je dois m’asseoir pour accepter la tasse qu’il ne me tendra qu’ensuite. D’habitude je ne prends pas de sucre dans mon café mais là j’en ai une certaine envie. Je m’abstiens pourtant. C’est comme une forme de résistance au changement. Je me suis assise à l’extrémité du canapé. A mes pieds sont entassés les débris humains, d’un rouge irréel, lumineux, presque scintillant, comme des décorations de Noël. Il s’est adossé au montant de la porte de la cuisine et fait tranquillement tourner sa cuillère dans sa tasse avec un petit bruit joyeux. Comme il est debout et moi assise, j’ai de la peine à lever les yeux pour le regarder. J’aimerais bien qu’il s’asseye. Il me semble que je devrais prendre la parole, que c’est ce qu’il attend de moi. Mais j’ai de la difficulté à trouver quelque chose à dire. Il me semble qu’un contact visuel aiderait. J’entends un léger soupir, comme agacé, au moment où je lève les pupilles. Il porte une salopette blanche de peintre, une chemise à carreaux bleus aux manches retroussées. Des taches vermillon se dispersent sur le devant de sa salopette et sur ses avant-bras, comme des étoiles. Ma voix, toujours lointaine, est enrouée, quand je dis : « Vous avez fait tout ça tout seul ?
- Ça vous étonne ? » Je suis embarrassée. Je ne le connais pas, je ne peux pas évaluer ses capacités à tuer des gens comme ça. Je ne peux pas savoir s’il a fait du bon travail ou non. Je ne peux même pas dire s’il fallait tuer ces personnes, c’est-à-dire si c’était celles-ci qu’il fallait tuer ou d’autres. J’ignore même si elles étaient déjà mortes avant qu’il des découpe en morceaux. Perdue dans ces réflexions, j’oublie de lui répondre. Alors il se penche en avant et répète sa question. Je m’empresse de répondre : « Non, enfin je ne sais pas, ça me semble être beaucoup de travail pour un seul homme. » Il se redresse et sourit avec bienveillance, un peu comme un intellectuel à un enfant légèrement attardé. « C’est n’est pas si difficile, si on est méthodique et organisé. » Je répète comme un animal : « Oui, méthode et organisation.
- On peut faire beaucoup de choses tout seul si on est doté de ces deux capacités. En plus, elles ne sont pas difficiles à acquérir. Ça demande seulement un peu de persévérance et de logique. Tout le monde peut le faire. Le seul problème, ensuite, c’est de ne pas se faire attraper. »
Il insiste lourdement sur la dernière syllabe. J’ai l’impression d’assister à un cours méthodologique du genre leçon obligatoire de théorie en vue de passer le permis de conduire. Vous êtes tous ici avec un objectif et votre professeur va vous aider à le réaliser. Méthode et organisation, deux capacités que tout le monde possède, si on se donne la peine de les cultiver. Mais votre professeur ici présent est là pour ça, vous aider à cultiver vos capacités et à en faire quelque chose d’utile, en somme, à atteindre votre objectif. Mais le plus difficile dans tout ça c’est de ne pas se faire attraper, ensuite. Ça, ça fait partie d’un autre cours, un cours supérieur auquel vous ne pouvez assister sans avoir suivi avec succès le présent cours d’initiation. Vous serez sanctionnés. Si vous êtes acceptés, vous pourrez passer au cours supérieur Comment-ne-pas-se-faire-attraper, qui nécessite d’autres capacités, beaucoup plus pointues, et qui ne sont pas données à tout le monde. C’est pourquoi tout le monde ne suit pas le cours supérieur. Des questions ? Oui, j’ai une question, Monsieur le professeur.
« Ça signifie quoi exactement : ne pas se faire attraper ? » Je trouve que c’est une bonne question. Oui, ça signifie quoi exactement : ne pas se faire surprendre par une voisine, ne pas se faire dénoncer, arrêter par la police, lyncher par la foule, juger, condamner à dix ans de prison incompressibles, vingt ans, la perpétuité ? Il sourit encore et s’assied à côté de moi. Je dois me pousser, à la limite des débris humains. Je perçois nettement l’odeur de l’essence, à nouveau. Ses longs doigts retiennent avec délicatesse la tasse de porcelaine fragile et ses pieds sont bien parallèles. J’ignore pourquoi je remarque ces détails. Il me semble qu’à nouveau, le temps se distend, que l’air autour de moi se brouille, un peu comme les mirages au-dessus des routes quand il fait très chaud. J’ai de la peine à me concentrer et il me faut un peu de temps pour comprendre à quoi il fait référence quand il dit : « Vous, vous ne m’avez pas attrapé. Vous m’avez trouvé. Ce n’est pas pareil. Ce n’est pas grâce à vous que je me ferai attraper, vous savez. C’est très difficile de m’attraper, de nos jours. Je suis presque inattrapable. » Son rire est à peine audible. C’est bizarre : je ne peux pas faire autrement que de m’intéresser à ce qu’il raconte. Je me sens relativement détendue, avec cette tripaille à mes pieds. Peut-être est-ce l’odeur de l’essence.
« Vous faites ça depuis longtemps ?
- Je ne me souviens pas quand j’ai commencé. Il me semble que j’ai fait ça toute ma vie.
- Et on vous paie pour ça ? Je veux dire, c’est votre métier ou alors, vous faites ça pour…enfin…par…une sorte de passe-temps ? Par idéologie ? » J’oublie par vengeance et par pulsion, par peur, par dégoût de soi et des autres, par fanatisme religieux. Combien y’a-t-il de raisons de tuer quelqu’un ? Bonnes ou mauvaises, peu importe. Combien ?
« Bon, si tu veux, parce que c’est mon rôle. Mais je ne gagne pas beaucoup d’argent avec ça. » Le « tu » me rend mal à l’aise. Moi qui avec commencé avec le « vous »… Je suis déjà en territoire inconnu, je ne vais pas encore me laisser tutoyer par une créature meurtrière. Mais il est chez lui. Allez, va pour le « tu ». Au fond, pourquoi ne pas dire tu à son assassin car à la fin, c’est bien quelque chose d’intime que l’on partage, non ? Je suis surprise par cette idée : cette certitude qu’il va me tuer. Je ne parviens pas à m’angoisser à ce sujet. Seulement surprise. « Mais tu vois, c’est éreintant comme boulot.
- Alors pour quoi tu le fais, si que tu ne gagnes pas d’argent avec ?
- C’est une bonne question. » Oui, mademoiselle dans le fond, près du radiateur c’est une bonne question. Quelqu’un a une idée ? Personne ?
« C’est une sorte de service que je rends à la communauté.
- La communauté ? Ces morts, enfin il y en a plusieurs je crois, ils sont nuisibles ? » Mademoiselle, je crois que vous vous méprenez sur le sens du mot communauté.
« Pas vraiment, mais la communauté a besoin de ça, de ces corps, enfin, de ce qu’ils recèlent. D’une partie d’eux. Une part de leur être. Et c’est seulement quand ils sont morts que la communauté peut récupérer cette part.
- Leur sang ? » Bonne réponse.
« Oui.
- C’est pour les hôpitaux ? » C’est ici qu’intervient le sens de communauté. Il rit encore plus doucement.
« Non c’est pour le 42ème.
- Le 42ème quoi ?
- Le 42ème sous-sol.
- Le 42ème sous-sol, c’est quoi ? » Il termine sa tasse de café et se lève. Il me tourne le dos, regarde vers la cuisine.
« C’est bien que tu sois venue aujourd’hui. Parce que je dois partir. C’est devenu trop risqué ici, je ne peux jamais louer un appartement plus d’une année. Au-delà, les soupçons s’accumulent. Et puis je dois faire ma livraison au 42ème. Je vais prendre le train, tu viens avec moi ? » Je suis assommée. Le 42ème sous-sol, le sang, le départ, le train. Et il n’a pas répondu à ma question.
« Je ne comprends pas. C’est quoi le 42ème sous-sol ? Et pourquoi je devrais venir avec toi ?
- Parce qu’on va bien s’amuser. Et que c’est là d’où tu viens. Tu m’aides ? » Vous avez suivi le premier cours d’initiation et bien sûr, vous avez encore beaucoup de questions. Mais ne vous en faites pas, vous allez progresser pas à pas et vos interrogations trouveront leurs réponses. Ne craignez rien, nous vous aiderons. Et puis avec la pratique, vous comprendrez beaucoup mieux comment tout ceci fonctionne.

Des questions, j’en ai à la pelle, mais le ciel pâlit presque imperceptiblement, ce moment où l’on ne croit pas vraiment encore que le soleil puisse exister. On avait juste oublié. Le goût de mon café refroidi est amer, mais il me fouette le sang. Je me demande si, très sincèrement, j’ai envie de rentrer chez moi, dans ma dimension, d’aller me coucher et d’oublier cette visite de fin de nuit. Je sais que je n’ai rien de spécial à faire aujourd’hui, que personne n’attend sur moi. Je pourrais bien prendre ce train, personne ne s’en rendrait compte.

Il commence à transvaser le sang de l’un des seaux derrière la porte d’entrée dans un jerrican, avec précautions. « Alors tu viens m’aider ? » Je dois maintenir l’entonnoir en place, pour éviter que le sang ne coule à côté. Ce geste, bien qu’incongru, me paraît naturel. Tout en versant le liquide sombre, il me lance : « Tu as des choses à récupérer chez toi ? Parce qu’après il sera trop tard. » Nous remplissons les deux jerricans alors que je réfléchis. « On va passer la frontière ? J’ai besoin d’un passeport ? » Ma question a l’air très drôle. « Non, tu n’as même pas besoin d’argent.
- Bon je passerai juste prendre mes cigarettes, alors.
- Laisse tomber les clopes, j’ai ce qu’il faut. D’ailleurs les tiennes ne sont pas bonnes. On va gagner du temps comme ça. »
Pas de passeport, pas d’argent, pas de clopes. Partons dépouillés.
Il se rend à la cuisine et revient avec deux autres jerricans, l’odeur d’essence me saute à la gorge. Il m’en tend un et me montre comment asperger les meubles, les murs, les corps. Je n’ai encore jamais incendié un appartement.

Nous nous tenons près de la porte d’entrée, prêts à partir, les deux jerricans de sang à nos pieds. Il frotte une allumette et la jette au milieu du salon. Le feu se propage d’abord comme une traînée bleue qui monte peu à peu et prend des couleurs. La flambée se propage rapidement et je peux contempler, avant que la fumée n’envahisse la pièce, les premières lueurs de l’aube qui percent le gel nocturne.

mercredi 21 octobre 2009

Impuissant vs Insoumis

Mon voisin du dessus dort durant le jour et travaille la nuit. Je ne sais pas ce qu’il fait. Il rentre toujours avant l’aube, alors j’entends le sifflement aigu d’une bouilloire. Je le sais parce que je travaille également la nuit, chez moi. Chez nous les murs ne valent rien et les plafonds non plus. Je sais que rarement il peut aller se coucher dès qu’il rentre, je sais qu’il est nerveux. Il fait les cent pas. Je ne crois pas qu’il regarde la télévision, ni qu’il écoute de la musique. Ou alors très doucement. Quand je le croise devant l’ascenseur, il s’arrange toujours pour prendre l’escalier. Même s’il habite au cinquième. Il répond quand je lui dis bonjour, mais si je ne le fais pas en premier, il se tait. Quand il le fait, c’est très doucement. Sa voix est un peu éraillée, comme celle du matin quand prononce nos premiers mots. J’imagine qu’il ne parle pas beaucoup. Le soir quand il sort, je peux entendre le crissement de la barre de sécurité qu’il a faite poser quand il a emménagé. Elle est lourde et doit avoir du jeu car quelque chose cogne contre la porte à chaque fois qu’il la verrouille. Il descend les escaliers très rapidement avec un jeu de jambes très spécial. Quand vous le voyez descendre, vous ne pouvez pas comprendre comment il peut aller aussi vite. A son retour, c’est une autre histoire. J’entends souvent la porte d’en bas claquer vers cinq heures du matin. Je peux l’entendre parce qu’à cette heure il n’y a vraiment aucun bruit. Il prend rarement l’ascenseur pour monter. J’imagine que ça doit faire partie de son hygiène de vie. Les pas se succèdent sur les cinq volées de marches avec une grande régularité mais aussi avec lenteur, seulement interrompus par le silence des paliers. J’ai parfois l’impression qu’il porte une charge car son pas est lourd et fatigué. Il doit avoir un métier éreintant. Une fois, j’ai ouvert la porte, pour voir, juste après son passage. J’ignore s’il m’a entendue. Je n’ai rien vu mais j’ai senti une forte odeur d’essence. Je me demande s’il ne travaille pas dans la zone industrielle où il y ces grands silos à pétrole – ceux qui me faisaient peur quand j’étais petite – ou alors à l’aéroport. Mais je dois l’avouer, depuis que je l’ai sentie dans l’escalier après son passage à cinq heures du matin, cette odeur m’obsède.

Des rats obèses tournoient autour de mon lit et je comprends confusément que je dois répondre aux questions que me pose le médecin qui se tient dans l’encadrement de la porte de ma chambre. Mais ses questions sont trop compliquées et je dois calculer tout un tas de choses pour pouvoir lui répondre. Les rats se rapprochent, ils ne sont pas particulièrement répugnants mais je sais que si je ne réponds pas rapidement, ils vont tous finir dans mon lit. Je ne distingue pas bien ce qui m’entoure, mon esprit est confus. Suis-je en train de devenir aveugle ou est-ce que j’ai toujours vu comme ça ? Le médecin ne peut pas me répondre. Les rats se rapprochent.

Un bruit me réveille. J’allume : il est 15h40. Je suis étonnée d’y voir clair et de ne pas avoir de rats suspendus au-dessus de moi. J’écoute le silence de la chambre, dénaturé par de faibles bruits de voitures. A travers les persiennes, je constate qu’il fait beau. Le bruit se répète. Il est sourd. Je suis persuadée qu’il s’agit du même bruit qui m’a réveillée. Il vient du dessus. De la chambre. De chez mon voisin. C’est un peu comme si on jetait quelque chose de lourd et de mou par terre. J’entends ensuite une sorte de raclement étouffé comme si on traînait un corps. Pourquoi est-ce que j’imagine toujours le pire ? Il doit être seulement en train de changer ses meubles de place.

Les bruits se multiplient. Je peux le suivre à la trace. Il déplace de lourds objets, j’imagine des fauteuils, des canapés, des lits, des bibliothèques, des frigos. Est-ce qu’il va bientôt déménager ? Par moments, il y a également un bruit d’écoulement, comme si on remplissait un seau métallique avec du liquide. Cuisine, salon, chambre à coucher, tout est transformé. La nuit tombe et les bruits ne s’arrêtent pas. Je prend mon repas l’oreille tendue. Je n’ose pas sortir de chez moi, de peur de rater l’événement clé de l’activité du voisin. Je dois commencer à travailler, mais le bruit m’empêche de me concentrer. L’agacement prend peu à peu le pas sur la curiosité. A onze heures, je suis sur les nerfs. Je travaille souvent en musique, alors je décide de lui faire de la concurrence quitte à faire râler les voisins. Interpol sonne fort, comme un avertissement, une prière. De l’impuissant à l’insoumis. Un combat s’engage. J’ai l’impression que plus je monte le son, plus il se démène. A une heure du matin, je renonce à travailler. Je jette un coup d’œil dans l’allée. Tout est silencieux sur mon palier. Mais les bruits du cinquième me parviennent avec plus d’acuité, comme si sa porte était ouverte. Il y a deux appartements par étage. Je me demande si ses voisins directs sont aussi mûrs que moi ou s’ils sont sourds ou en vacances. Personne dans l’immeuble ne semble vouloir réagir. Je me dis qu’il est temps. Je ne le connais pas mais il ne m’a jamais paru particulièrement agressif. Je me dis que peut-être il a oublié l’heure, submergé qu’il doit être par ses déménagements. Je me décide.

Bizarrement, les dix-huit marches qui mènent au cinquième me paraissent innombrables. Je les gravis d’abord comme on escalade un sommet élevé, en respirant lentement pour économiser l’oxygène. Comme les voisins ne sont pas intervenus plus tôt, ils ne viendront pas m’aider si je me fais agresser. Cette pensée a un effet : la peur. L’impression d’une chute libre me submerge soudain, m’anesthésie. Peu à peu, mes sens sont étouffés par une forme d’angoisse lointaine, vitrifiée. Mes semelles de caoutchouc ne grincent même pas sur la pierre polie des marches, ce qui aurait pu me rassurer. Plus je monte, plus l’apesanteur m’atteint et je ressens alors la nette impression de faire un voyage spatial. Le moindre mouvement me fait parcourir des années-lumière, laissant derrière moi de vagues souvenirs d’une Terre originelle. L’inconnu m’avale et ma vitesse augmente alors que mes gestes ralentissent au-delà du perceptible. Après une interminable traversée de cet univers déformé par d’invraisemblables lois physiques, je touche enfin du pied le cinquième palier, comme la terre meuble d’une planète inconnue.

Seuls les bruits du voisin, amplifiés par ma proximité nouvelle, me maintiennent à la réalité. Je suis toujours dans mon immeuble, mais c’est comme si ce dernier avait glissé dans une autre dimension, à travers laquelle le temps s’écoule plus lentement et où les distances prennent des formes bizarres. Je vois le rai de lumière qui s’échappe de la porte entrouverte. J’ai du mal à imaginer que mon voisin, distrait, ait pu oublier de la fermer. Mais c’est bien ce que je constate. Je m’approche lentement du fuseau lumineux. Impossible maintenant de reculer devant cette invitation explicite à découvrir son univers. Le visage collé à vingt centimètres de l’embrasure, je fais une pause. Et regarde. Etrangement, presque rien ne semble dérangé dans l’intérieur que je découvre, canapé disposé comme il convient face à la fenêtre, bibliothèque à gauche, télévision à droite. Pas de cartons, pas de piles de livres entassées par terre, par d’objets insolites amoncelés, pas d’appareils électriques débranchés, pas de cadres posés en équilibre contre des murs nus. Rien que des objets à leur place et de l’ordre.

Comme un astronaute, j’avance et pousse la porte qui s’écarte sans bruit, je fais un pas à l’intérieur et plonge. Tout est silencieux. En attente du bruit qui déclenchera toute une série d’événements contre lesquels on ne peut rien, mon regard se pose sur cet horizon élargi, qui reproduit à la perfection l’appartement d’un citadin solitaire. Des livres, des disques, peu de poussière, des clés sur la table du salon, une plante verte, un petit cendrier de céramique rouge, un manteau sur une patère, une veste de toile bleue marine sur une chaise. Pas de présence animale. Au moment où je me dis que les bruits ne peuvent pas provenir d’ici, mon regard traîne au sol et capte un à-plat rouge sombre. La flaque est luisante. Je me penche alors un peu en avant et distingue derrière le canapé une forme humaine et déchiquetée. Ce qui me surprend, ce sont le nombre de mains. Il y a plus d’un être mort ici. Comme je me retourne par réflexe, pour fuir la suite des événements, je suis en mesure de découvrir les deux seaux remplis de sang dissimulés derrière la porte d’entrée. Remplis à déborder. Y’en a-t-il d’autres, mon cerveau reptilien ne veut pas le savoir et lance la retraite. Un dernier coup d’œil passe par la salle de bain et les carreaux blancs maculés jusqu’au plafond. Le temps ralentit encore. A côté de la porte de la salle de bains, deux jerricans métalliques, de 25 litres chacun. Il a fait les choses proprement, mais il doit terminer de faire le ménage. Mes jambes commencent seulement à me lâcher quand je l’entends sortir de la cuisine. Un pas léger, étouffé. Mais je l’entend quand même, et regrette de l’entendre.

Je me retourne tout en échouant à échafauder une explication qui me sauverait la vie. Les mains jointes, je n’ose pas le regarder, alors je fixe la table. Je distingue une pochette d’allumettes. Le bruit d’une cuillère m’explose les tympans et me force à lever les yeux. Il se tient debout vers la fenêtre, face à moi. Son sourire est affable. Il tient dans ses mains, maladroitement, une cafetière italienne et deux tasses. Durant un instant il baisse les yeux et se penche légèrement comme s’il prenait son souffle discrètement : « Un p’tit café ? »

mercredi 14 octobre 2009

Business

Business

Ce matin-là, les médecins tiraient une drôle de tête. Ils étaient au nombre de deux, plus un assistant. Ils lui avaient parlé doucement, déjà comme à un fantôme. Ça l’avait un peu énervée. Cléo avait quitté l’hôpital dans un état de torpeur, avait parcouru à pied les trois kilomètres pour se rendre chez elle au bord du fleuve, n’avait rien avalé, était ressortie pour marcher dans les rues sans but jusqu’au soir.

Son téléphone avait sonné alors qu’elle se demandait ce qu’elle allait faire de sa soirée, si elle allait rester chez elle ou si elle allait sortir et se cuiter la tête pour oublier tout ça. Le numéro était masqué. Ses clients masquaient toujours leurs numéros. Elle lui donna rendez vous à une heure du matin, dans un hangar qu’elle louait dans la zone de stockage qui longeait le fleuve, au nord de la ville. Il connaissait l’adresse, c’était toujours là qu’ils se rencontraient. Il lui avait dit au téléphone : « J’ai un grand projet. » Ça signifiait qu’elle allait se faire du blé, beaucoup de blé. Elle trouva cette réflexion vaine. Elle aurait préféré se faire moins de blé et avoir plus de temps.

Elle remonta chez elle. Elle louait un grand appartement au dernier étage d’un immeuble assez moderne d’un quartier qui aurait pu être agréable si la ville n’avait pas fait faillite. Ancienne aire commerçante, les Berges regroupaient quelques années auparavant les artisans et les marchés de gros qui écoulaient leur marchandise au fil de l’eau. On y pouvait tout trouver, tout vendre et tout convoiter. Mais depuis, le marché s’était tari et les échoppes avaient été rasées. Ne restaient plus que quelques chinois flétris – les meilleurs de la ville, tout de même – et des rues tirées au cordeau sur de l’asphalte gondolé jonché de sacs en plastique qui flottaient dans la brise hivernale. De nombreux chats dictaient leur loi sur les vastes terrains vagues, souvenirs des grandioses projets de réhabilitation du secteur.

Depuis sa terrasse d’angle on pouvait contempler le fleuve et, sur l’autre rive, les dômes et gratte-ciels du centre ville. Elle ne s’y rendait que rarement, ses affaires la conduisant le plus souvent dans des quartiers moins fréquentés. Alors que son chat roux, étalé sur le dallage de béton, la lorgnait d’un œil morne, elle se dit qu’elle devrait y retourner, au moins une fois, pour sentir le pouls rythmé de la ville, la frénésie de ses habitants, l’absurdité de la vie. Elle nourrit son chat et passa le reste de la soirée installée sur un transat à observer les lumières de la nuit qui ressuscitaient une à une. Elle aimait ce spectacle de la ville la nuit, de loin. Les phares des voitures qui, à cause de la distance, avançaient au ralenti, les éclairages publics, les projecteurs qui illuminaient les bâtiments historiques, les réverbères des voies rapides, des gares, des parkings. Peu d’enseignes lumineuses et tapageuses : on était passé à l’ère de l’économie où l’on avait plus assez d’argent pour payer des enseignes vantant les mérites de voitures que personne n’achetait.

Malgré tout, la ville survivait et s’obstinait dans une activité fébrile bien que désespérée. Cléo se demandait souvent ce que ces gens faisaient à courir comme ça, alors que la plupart d’entre eu n’avaient plus ni travail, ni argent, et pas d’espoir raisonnable de trouver l’un ou l’autre. Elle sentait vaguement qu’il y avait comme une forme d’orgueil là-dedans, une façon de ne pas perdre la face. Elle, elle avait un travail, et de l’argent. Beaucoup d’argent, même si ça ne se voyait pas dans son train de vie. Il est vrai que même les riches étaient soumis à une sorte d’impératif de décence qui les obligeaient à faire profil bas dans ces circonstances, ou à quitter la ville, ce que la majorité d’entre eux avaient fait. Mais elle, elle restait parce que c’était justement ici que se trouvait sa source de revenus et que jusqu’à ce jour, elle n’avait pas encore songé à l’abandonner.

Lorsque le froid se fit trop dur, elle alla se chercher une couverture à l’intérieur et jeta un coup d’œil à l’horloge de la cuisine. Minuit cinq, déjà. Le temps passerait dorénavant beaucoup plus vite. Elle laissa tomber la couverture, se changea, avala un bout de pain sec qui traînait depuis deux jours sur la table de la cuisine et sortit en laissant la porte de la terrasse ouverte. Un certain nombre de choses perdaient peu à peu de leur importance.

Elle se rendait toujours à pied à ses rendez-vous d’affaires. Cela faisait partie des petits rituels qui lui permettaient de se mettre en condition et de préparer le travail. Ses clients n’avaient pas la réputation d’être des gens faciles et leur tempérament bien trempé pouvait avoir des conséquences désastreuses sur les affaires. En leur présence il fallait toujours donner l’impression d’avoir la solution à tout. Ne jamais paraître surpris, désorienté ou intimidé. A l’inverse : ne jamais les prendre de haut. Traiter d’égal à égal, toujours en respectant la courtoisie la plus absolue. Ils étaient sensibles à ça. De manière générale, avoir l’air détendu, ne jamais aborder sa propre vie privée ou la leur, en rester strictement aux affaires. Ne jamais laisser traîner si une affaire si elle s’engageait mal, savoir dire non si la situation ne vous convenait pas. Fournir une marchandise impeccable, et, en cas de défaut, ne pas tergiverser et réparer sur le champ. Eviter la rapacité. Etre honnête. Oui. L’honnêteté était certainement le meilleur atout quand on traitait avec eux. Comme ça, ils ne pouvaient pas vous coincer. En suivant ces quelques règles, elle avait réussi à se forger une solide réputation, gagné leur confiance et leur respect. Ils payaient tous rubis sur l’ongle.

Ce soir, elle ne parvenait pas à recouvrer son état d’esprit habituel, serein, sa respiration lente, son rythme plaisant d’avant une négociation fructueuse. Elle était assaillie par tout un tas de contingences pratiques et relativement désagréables auquel elle devrait faire face assez rapidement. Son activité. Très bientôt, elle ne serait plus en mesure de la mener normalement. Et dans un délai relativement court, de la mener du tout. Elle devrait trouver un repreneur pour son affaire et annoncer à ses clients qu’elle se retirait. Elle imaginait leur réaction. Il lui faudrait leur fournir une explication. Selon le code de conduite qu’elle suivait, elle serait obligée de leur dire la vérité. Ce qui signifiait parler de sa vie personnelle. Ce qui allait à l’encontre même de son code de conduite. Elle se résolut à leur parler dès que possible et avec toute la franchise dont elle pourrait se permettre. Au fond, la raison qui lui imposait d’abandonner les affaires n’était pas de son fait, et même des types bornés comme eux pouvaient comprendre ça.

Un autre aspect délicat était la reprise de son petit business. Elle était très consciente qu’elle répondait à un réel besoin dans cette ville et savait que ses clients auraient du mal à trouver ce qu’elle proposait, avec la qualité qu’elle garantissait et la fiabilité de ses services, à des prix aussi compétitifs que ceux qu’elle pratiquait. Il lui fallait trouver quelqu’un de fiable, qu’elle puisse former rapidement et qui soit accepté par ses clients comme le légitime héritier de son affaire. Il fallait aussi qu’il soit rigoureux, qu’il garde la tête froide face à la tentation de gagner beaucoup d’argent facilement et rapidement, qu’il comprenne à quel point le code de conduite qu’elle avait élaboré était essentiel à la bonne marche de cette activité et, partant, à sa propre survie. Il fallait enfin qu’il soit en mesure de montrer patte blanche devant ses fournisseurs.

Elle n’avait jamais réfléchi à tout ça avant. Par conséquent, elle n’avait jamais anticipé une telle éventualité et tenté de la prévenir en se trouvant un successeur. Et maintenant qu’elle cherchait, elle ne voyait pas du tout à qui elle pourrait proposer l’affaire. Elle se rendit compte que, pour la première fois de son existence, vivre isolée pouvait lui poser un problème. Malgré les relations qu’elle entretenait dans le milieu, elle ne connaissait personne qui possédât la somme des qualités nécessaires pour faire ce qu’elle faisait, c'est-à-dire comprendre des besoins complexes qui impliquaient la recherche de matériaux généralement interdits, la maîtrise de filières versatiles, l’organisation de transports à hauts risques et la gestion de stocks sensibles. Et ses clients : ils étaient tous trop instables. De toutes manières, ce type d’activité ne les intéressait pas. Ils avaient d’autres chats à fouetter. Il y avait bien les Chinois qui la fournissaient en matériel, mais ces types étaient plutôt du style à imposer leur vision des choses, ce qui généralement créait plus de problème que ça n’en résolvait. Ce rôle d’intermédiaire, elle ne connaissait personne qui fut capable de le tenir comme elle le faisait.

Elle mettait un peu moins de quarante-cinq minutes pour rejoindre le hangar depuis chez elle. D’habitude c’était amplement suffisant pour la mettre en condition, la rendre parfaitement calme et sûre d’elle avant un rendez-vous. Ce soir, elle arrivait égarée, l’esprit troublé. Elle débarquait. Elle se força à se recentrer. Ce n’était pas bon pour les affaires de débarquer. Le doute affiché, c’était une balle dans la tête.

« Vous avez l’air différente. » Comme à son habitude, il était perché en hauteur, en équilibre sur la balustrade de la passerelle qui courait le long de trois murs du dépôt, à cinq ou six mètres au dessus du sol. Il restait dans l’ombre mais elle connaissait bien sa voix, une sorte de chuintement agressif et enfantin. Cette remarque la remua. Son état était-il déjà perceptible ? Elle se força à se concentrer. Le travail, les affaires. Ce client arrivait toujours avant elle et bien que le dépôt fût équipé d’un digicode dont elle changeait régulièrement la combinaison, de deux serrures et d’une barre de sécurité, il parvenait toujours à entrer. Comme cette manie la contrariait, elle avait fait plusieurs fois le tour du hangar pour détecter d’éventuels autres accès mais elle n’avait jamais rien trouvé. Il n’y avait qu’une seule entrée au niveau du sol, pas de sortie de secours, pas de fenêtre et pas d’accès par le toit. Le bâtiment était un simple cube de métal et de béton à l’intérieur duquel on ne pouvait pénétrer que par la double porte d’entrée assez haute pour laisser passer un semi-remorque. Elle avait cherché des percements discrets dans les parties en tôle des cloisons, en vain. Elle avait inspecté le toit et la coursive intérieure, sans résultat. Elle avait fini par laisser tomber, parce que le client J - c’est comme ça qu’elle l’appelait - n’avait jamais rien détérioré ou volé et qu’il lui était impossible de changer à chaque fois toutes les serrures. Elle entreposait là sa marchandise en transit – elle utilisait un autre dépôt pour le stockage – mais c’était là que se faisaient les transactions et elle n’aimait pas l’idée qu’un de ses clients vienne mettre son nez dans les commandes des autres. Ils n’en avaient jamais parlé. Elle savait qu’il faisait ça pour la provoquer, pour faire étalage de son ingéniosité et d’une certaine supériorité. Elle n’était pas entrée dans ce jeu-là, le sachant par expérience improductif. C’était un bon exemple des multiples accords tacites qui pouvaient se tisser entre un client et son fournisseur. Pas très symétrique comme arrangement, mais le maintien de la paix étant l’enjeu principal, elle jouait le jeu pour conserver cet équilibre grâce auquel elle n’avait jamais eu à supplier pour sa vie. Certains de ses collègues en passaient régulièrement par là pour conclure une affaire et ne maîtrisaient par leur business. Ils étaient à la merci de leurs clients.

Elle avança un peu dans la pénombre du dépôt. Elle savait qu’il n’aimait pas la lumière. La plupart d’entre eux la fuyaient d’ailleurs, moins pour préserver leur identité que pour générer une sorte d’atmosphère propice à les mettre en valeur. Ils avaient le sens du spectacle. Seule une applique murale située au dessus de l’entrée diffusait une lumière jaune et sourde dans le vaste espace qui s’ouvrait devant elle, au fond duquel on pouvait deviner quelques caisses entassées. La coursive où son client était installé était plongée dans le noir. A l’oreille, elle le situa sur la gauche. Son esprit, toujours perturbé par les révélations des médecins au sujet de son état de santé, par ses préoccupations concernant la survie de son entreprise et son propre avenir l’empêchaient de s’intéresser à ce que son client était venu chercher. Elle s’en rendit compte et se força à se remettre sur les rails. Politesse. Que voulez-vous ?

« Vous trouvez ? » Elle était curieuse de savoir en quoi il la trouvait différente. Elle sut qu’elle s’égarait et pourquoi. Personne avec qui partager la nouvelle. Personne à qui se confier. C’était ça qui l’empêchait de se concentrer sur le travail. Si elle avait eu quelqu’un, un ami, de la famille à qui en parler, elle serait en train de négocier un nouveau contrat en ce moment, pas d’essayer de savoir ce que ce type avait dans la tête.
« Oui, je vous trouve mélancolique aujourd’hui. Ça n’arrive pas souvent… » Sa voix résonnait dans l’entrepôt. Elle avait l’impression qu’il parlait trop fort.
Elle entendit le petit bruit métallique d’un papier qu’on froisse. Une brillante papillote vide, rouge et argentée, vola lentement à travers l’espace depuis la coursive et se déposa délicatement sur le sol de béton. Cléo fit les quelques pas qui la séparait du papier et le ramassa. Noisettes. Il reprit la bouche pleine : « Vous n’avez pas l’air de tenir la grande forme aujourd’hui. Vous êtes malade ? » Il était au courant. Une sorte de haine générale monta à son cerveau, contre elle, contre lui, contre les toubibs, contre sa maladie. Dans sa tête, quelque chose partit à l’assaut. Des doutes naquirent un certain nombre de certitudes auxquelles elle n’avait pas envie de faire face. La faiblesse, le déclin, la mort. La disparition de tout ce qu’elle aimait dans cette vie, la ville, son métier, ses promenades solitaires, sont chat qu’il faudrait caser. Un certain confort. Une solitude sécurisante. Et puis une foule de regrets. Il ne lui restait plus rien, ou presque, que quelques mois.

Triste et irritée, elle leva les yeux vers l’endroit où elle supposait que son client était posté et parla fort : « Qu’en savez-vous ?
- Une impression. » Il mâchonnait toujours son chocolat. Elle agita le papier dans sa main.
« Vous en avez d’autres ? » Une pluie de papillotes s’échappa de la coursive en une jolie cascade dorée et argentée.
« Pour vous donner des forces. » Elle en ramassa quelques unes. Amandes, noisettes, truffes, massepain, pistaches. Elle prit un chocolat au massepain. Il était assez gros. Lorsqu’elle mordit dedans, le chocolat et le massepain se mélangèrent sous la forme d’une pâte compacte, apaisante mais écœurante. Elle emballa le reste du chocolat dans le papier brillant et le fourra dans sa poche.
« Pas bon ?
- Si. Mais un peu lourd.
- Vous pouvez vous le permettre. » C’est typiquement le genre de remarque qu’elle aurait ignorée d’habitude. Elle le relança : « Vous croyez ça ?
- Mouais. Vous pouvez tout vous permettre maintenant, pas vrai ? » Ça l’énervait qu’il lui parle de cette manière. Le fait qu’il sache et qu’il en parle. « Vous croyez ça ? » Il l’imita d’une voix de tête : « Vous croyez ça ? Vous savez pas dire autre chose ?
- Et vous, vous savez quoi ?
- Quoi sur quoi ?
- Quoi sur moi. »
Il reprit un chocolat. « Mmmmm. Je dirais que vous êtes plutôt mal barrée. Va falloir mettre la clé sous la porte. Vous avez quelqu’un pour le chat ?
- Vous aimez les chats ?
- Ça dépend. Le vôtre oui. Il est orange. C’est une bonne couleur.
- Ça fait longtemps que vous me surveillez ?
- Depuis toujours, ma chère.

Les mots, qui sonnaient bizarrement dans sa bouche encore pleine du chocolat qu’il venait de s’enfiler atteignirent Cléo avec toute la perversité voulue. Il ne lui en fallut pas plus pour la décider. Ce soir elle larguait son code de conduite et advienne que pourra. Il lui fallait un vrai contact humain, pour une fois.

« Vous ne voulez pas descendre ? » Elle vit une ombre se déplacer sur la coursive et se diriger vers le fond du dépôt où se trouvait un escalier métallique. Percevant les pas sur les marches d’acier, elle se demanda si elle avait bien fait de lui demander de descendre. Une pensée vaine qu’elle rejeta. Elle n’avait plus rien à craindre de personne.

Il lui plut tout de suite. Il avait quelque chose de direct dans cette folie qu’ils ont tous, tous ses clients. Quelque chose d’accessible. Il était vêtu bizarrement. Une chemise vert citron extrêmement délavée, manches retroussées jusqu’au coudes, des pantalons violets. Autour du cou, un foulard vert foncé à fleurettes. Il portait des gants de cuir rouge vif assez usés. Il ne paraissait pas souffrir du froid malgré la température qui ne devait pas atteindre les cinq degrés dans le hangar. Sa démarche légèrement instable faisait un peu penser à celle d’un homme ivre, mais elle savait que ce genre de dégaine servait à tromper l’ennemi. Il transpirait l’agilité et il était naturellement armé : un calibre convenable dans le dos qu’elle repéra plus tard sans aucune surprise.

Quand il fut assez près pour la toucher à bout de bras, il s’arrêta et lui sourit. Ses traits se plissèrent au front et sur les joues. Il ne paraissait pas tellement âgé, même avec toutes ces rides d’expression. Il se jaugèrent un petit moment en silence. Cléo ne l’avait jamais vu d’aussi près, dans la lumière, le client J. Elle se demanda si elle avait perdu son temps avec lui. C’était l’un de ses meilleurs clients. Il avait commencé petit, quelques amorces par-ci par -là, du matériel électronique, des charges. Il n’avait pas vraiment fait parler de lui au début ; il y avait tellement de braquages dans cette ville que c’était difficile de savoir qui faisait quoi. De toutes manières, elle ne faisait pas attention à ce que ses clients faisaient avec ce qu’elle leur vendait. Il y avait eu ensuite quelques prises d’otages et elle avait commencé à se douter qu’il fût derrière tout ça. Du bon travail mais une manière étrange de gaspiller le matériel en le faisant exploser à chaque fois. Elle savait qu’il était obsédé par les explosifs, ça avait été sa manière à lui de se présenter, la première fois qu’il avait pris contact avec elle. Il avait annoncé, du haut de sa coursive, qu’il allait tout faire sauter dans cette ville et il était reparti avec un détonateur et un pain de plastic. Elle avait souri à cette ambition démesurée et aux maigres moyens qu’il se donnait pour l’atteindre. Mais le temps passait et il commandait toujours plus d’éléments différents, de plus en plus puissants, en quantités impressionnantes. Les prises d’otages s’accélérèrent et devinrent des sortes happenings, qui finirent par inquiéter et fasciner la population. Banques bien évidemment, bijouteries et horlogers, mais également centres commerciaux, bibliothèques et même une piscine municipale. Il ne semblait pas avoir de préférence particulière mais il ne faisait pas de doute que les coffres forts percés et les bijoux volés lui permettaient d’acquérir beaucoup plus de matériel et de meilleure qualité. Les affaires florissaient. Lui est ses complices ne se firent jamais coincer, sans doute grâce à une certaine discrétion qui les empêchait de trop se vanter de leurs exploits. Elle se rappela qu’à cette période, certains de ses clients, des concurrents du client J, lui en avaient parlé. Ils étaient pour le moins dubitatifs sur cette équipe sortie de nulle part et qui leur volait la vedette, qui ne roulait pour ou avec personne, inconnue des réseaux locaux et étrangers, et dont les motivations restaient obscures. Elle n’offrait aucune piste, demeurait dormante, jusqu’au prochain coup d’éclat. Silence radio. La police ramait également. Les indics ne leur étaient d’aucune utilité : ils ne connaissaient pas ces types. Leurs armes étaient communes, leurs explosifs courants. Leur manière de procéder n’était pas particulièrement originale. Tout ce qu’elle révélait c’était que ces types étaient étonnamment bien préparés à toute éventualité et qu’ils savaient se tirer d’affaire sans un pli. Des types entraînés. Les flics étaient bien avancés : les types entraînés se comptaient par milliers dans cette ville. Et ils pouvaient très bien venir d’ailleurs. Les autorités finirent par s’énerver suite à la prise d’otages de l’aéroport qui avait fait six morts et paralysé le trafic aérien pendant une semaine. Une chasse à l’homme avait alors été organisée, qui n’avait rien donné. Les forces de police, débordées, avaient abandonné au bout de quelques mois. Et le client J avait disparu jusqu’au jour où il avait rappelé Cléo, pour son « grand projet ».

« Bon, j’imagine qu’on a encore le temps de faire des affaires, non ? » Il se balançait d’un pied sur l’autre tandis qu’elle réfléchissait. Penser business lui était pénible maintenant qu’il était là, tout près d’elle, débarrassé de l’obscurité des murs. Faire des affaires. Encore ?
« Ou alors vous êtes déjà à la retraite ?
- Non, pas spécialement. Mais pour tout vous dire je me demande si c’est encore bien utile. Comment vous l’avez su ? Vous m’avez suivie à l’hôpital ?
- Beaucoup, beaucoup de matos. Vous aurez de quoi vous payer un enterrement de première. En prime, je vous garantis un feu d’artifice juste avant de claquer. Un truc grandiose. Ça sera mon cadeau d’adieu. Vous pourrez en profiter entre deux pauses respiratoires. Tentée ? » Il ne voulait pas lui répondre. Certainement, il l’avait suivie. Il n’y avait rien de mystérieux là dedans. Ces types se méfient de tout le monde. Elle décida de changer de sujet et de s’intéresser à lui.
« C’est quoi votre projet ?
- Vous posez pas de questions d’habitude.
- Je sais, mais maintenant c’est différent. Vous avez peur que je vous balance ? A quoi ça me servirait ? » Il se mordit les doigts en maugréant. Elle trouva cette attitude charmante. « J’aime pas. C’est une surprise voyez-vous, ma chère. » Elle ne se rappelait pas qu’on l’eût appelée « ma chère » avant ce soir. Ça ne mangeait pas de pain mais c’était agréable tout de même. Elle insista :
« Soyez gentil. Dites-moi ce que c’est. Faites-moi cette faveur. » Il eut un sourire mauvais. « C’est pas le genre de faveur que j’aurais envie de vous faire.
- Alors quel genre ? » Il prit un air offensé : « Je suis un gentleman, moi. Je parle pas. J’agis.
- C’est bien. Alors vous ne voudriez pas me faire une petite démonstration ? De votre projet, je veux dire. » Il soupira, la regarda comme si elle était la dernière chieuse de la planète, balaya la poussière du sol avec ses pieds pour éclaircir le terrain et ramassa les papillotes qui traînaient par terre autour d’eux. Cléo portait une écharpe de laine noire. Il s’approcha d’elle et la dénoua. Bien que surprise elle ne bougea pas. Elle profita à fond de ce furtif contact et regretta qu’il fût si court. Il étendit l’écharpe au sol et disposa les petits papiers brillants de part et d’autre. « Là le fleuve, là le Parlement, là la Banque nationale, là le Commissariat central, là l’hôpital, là la cathédrale, là l’opéra, là l’administration centrale, là la caserne principale des pompiers, et là celle de l’armée. » Il s’éloigna du centre ville, en aval. « Là l’université et le stade. » Il remonta le fleuve. « Là la centrale électrique. Là les ports francs. Zones industrielles aussi, là et là. » Il n’avait plus de papillotes. Accroupi, il examinait son œuvre d’un air absorbé. Cléo regardait aussi la maquette depuis la zone où était située l’université. Brusquement il se redressa, remonta le fleuve et se jeta sur elle pour fourrer sa main dans la poche de son manteau. Il en tira le chocolat qu’elle avait entamé et remballé. Lentement, en la fixant avec un large sourire, il recula jusqu’à la zone qui jouxtait les ports-francs, au bord du fleuve : « Et là c’est chez vous, vous voyez ? » Il jouait avec ses doigts d’un air fier.

Cléo avait de la peine à respirer. Elle ne parvenait pas à savoir quand elle avait eu cette impression pour la dernière fois. Elle décida de se dominer.
- Et donc ?
- Tout ça va partir en fumée, pfuit, comme ça. » Il fit un geste de prestidigitateur.
- Et mon appartement aussi ? » Il prit un air professoral pour la corriger : « Pas votre appartement, ma chère, l’immeuble ! Mais j’attendrai que vous soyez refroidie pour ça, où alors vous préférez partir dans un grand éclair blanc ?
- Déchiquetée ? Non. Y’aurait encore moyen de survivre.
- Ne me vexez pas.
- Tout en même temps ?
- Naturellement.
- Oui mais alors si vous faites tout sauter en même temps, je n’aurai pas droit au spectacle.
Il eut le regard de Monsieur Loyal présentant le numéro des lions : « Aha ! Mais vous, je vous réserve spécialement pour vous et pour vous seulement, un traitement de faveur : votre immeuble dégagera en dernier. Alors de grâce, ma chère, calcinez chez vous. Ne prenez pas de chambre à l’hôpital. On va en finir avec lui comme avec les autres et vous finirez frustrée. D’ailleurs c’est un lieu infect.
- Vous connaissez ?
- Trop bien.
- Quelle aile ? » Il dégagea son air : « Oh, les annexes. Vous savez, celles qui portent des noms d’arbre.
- Il me semble que les annexes sont situées plutôt en dehors de la ville. Vous ne les avez pas indiquées, sur votre … plan. »
Sa voix se raidit : « Les annexes, elles vont voler pareil. Pas besoin de plan pour ça. »
Cléo considéra le plan encore une fois, dans son ensemble. Combien de tonnes d’explosif il faudrait pour faire sauter tout ça proprement ? Elle commença à calculer.
« Vous avez une équipe ?
- Alors, on s’enflamme ? Ça fait plaisir à voir : un pied dans la tombe, l’autre dans la nitroglycérine. Ça vous va bien au teint. » Oui. Pour un grand projet c’était un grand projet. Rien à dire.
- Alors, l’équipe ?
- L’équipe, c’est pas vos affaires. Par contre, j’ai une liste pour vous. » Il lui tendit un papier chiffonné. Un belle écriture noire et soignée la surprit. Une longue liste bien ordonnée avec toutes les spécifications et toutes les quantités voulues.
« C’est vous qui l’avez écrite ?
- Pourquoi?
- Je ne sais pas. On dirait plutôt une écriture de fille.
- Elle était mignonne… Elle faisait des études d’histoire.
- Vous êtes malin.
- Vous en doutiez ?
Elle prit le temps de considérer la liste. C’était une commande plutôt exorbitante mais réaliste étant donné l’ampleur du projet. Tout aussi exorbitante, l’addition ne le fit pas ciller. Elle aurait besoin d’un peu de temps pour réunir tout ce dont il avait besoin.
« Disons dans deux semaines ?
- Parfait. Je veillerai sur vous d’ici là. »
Il était déjà hors de vue. Un petit détail sur le plan la percuta alors, une anomalie dans sa logique destructrice.

Elle cria presque : « Et l’aéroport ? Vous en faites quoi ? » Sa réponse chaleureuse lui parvint, étouffée par la distance : « Faut bien s’envoler, ma chère. »

Les deux semaines suivantes, Cléo ne changea rien à ses habitudes. Elle fit son travail, ne n’altéra en rien dans sa manière de vivre, de passer le temps. Elle n’essaya même pas de mieux profiter de la vie. Elle ne fit rien de spécial. Elle n’était plus inquiète. Ce qui se passait après elle, elle n’en avait plus rien à cirer. Tout était joué. Elle avait pris sa décision, qui nécessita seulement un saut à la banque. Elle reçut deux appels et passa une fois à son dépôt de transfert ainsi qu’à son entrepôt de stockage.

« Hello Cléo de mon cœur !
- Salut Jeff.
- Comment va ma princesse des étincelles ?
- On fait aller.
- C’est un peu frais comme préambule je trouve. Un chagrin ?
- Tu veux quoi ?
- Ah, c’est toujours la même chose avec toi, Cléo. Aussi glaciale qu’une greffière.
- Tu t’y connais en greffières, y’a pas de doute.
- Mmmm. Je préfère celles de la cour pénale. Toi tu serais plutôt du genre tribunal administratif.
- Bon qu’est-ce tu veux ? Comme d’hab ?
- T’es pas drôle Cléo. On rigole jamais avec toi.
- Alors ?
- Ouais, comme d’hab ! Je te chope au hangar ?
- Demain, une heure.
- Ça roule.

Jeff fut surpris quand, le lendemain, elle lui annonça de but en blanc qu’elle quittait le business. C’était un grand type maigre et blond aux cheveux filasse. Un client de la première heure. « Tu t’es fait engrosser ?
- Tu m’a regardée ?
- Tu sais, il paraît que ça se voit pas tout de suite… mais c’que j’en dis, moi…
- Te fais pas de bile Jeff, c’est pas mon style.
- Alors quoi, cocotte, qu’est-ce qui t’arrive ? T’es pas tombée sur un salopard d’honnête pourriture qui t’aurait convaincue, toi, de l’aspect immoral et profondément antisocial de ton activité professionnelle et lucrative qui viole la plupart des lois humaines et quelques unes divines aussi également pour faire bonne mesure et que dans ce monde rongé par le crime et le chacun-pour-soi où l’argent a déjà détruit tout ce qu’il pouvait oubliés de Dieu tu te rends comptes ma chérie toi oui toi mon ange tu fais encore le jeu du démon qui hante cette ville en trafiquant des substances illicites et hautement instables pour étancher la soif des suppôts de Satan comme moi qui ne cherchent qu’à nuire à la majorité honnête et apeurée des habitants de cette ville qui…qui… » Sa voix, qui avait pris peu à peu la force et l’intonation du prédicateur fou, se perdait dans ses hésitations, et Jeff, le bras tendu, réfléchissait.
« Non Jeff, je ne suis pas tombée amoureuse d’un affreux cafard bien-pensant.
- Tu me rassures. Enfin, non presque pas. Oh non. » Il s’assombrit. Les ombres sur son visage se firent plus aigües. « Tu prends ta retraite ? Tu te fais une crise : idéologique, philosophique, psychologique. Tu vas tous nous narguer depuis une plage de Miami en mini-string et cocktails et boys bronzés ? Tu vas faire tourner des moulins à prière à 3500 mètres d’altitude maintenant ? Une retraite dans le désert, peut-être ? Une psychothérapie ? » Le mot sortit de sa bouche comme s’il le vomissait. Cléo, rit. Jeff l’avait toujours fait rire. C’était, de ses clients, celui dont elle se sentait le plus proche. Celui avec qui elle aurait presque pu partager quelque chose. Elle se rendit compte qu’il serait peut-être touché par la nouvelle, ce qui la troubla. Elle hésita un peu avant de lui répondre.
« Rien de tout ça, promis. En fait ne je vais plus rien faire, rien faire du tout. »
Le visage émacié de Jeff prit alors une tournure torturée, alors qu’il comprenait ce qui se passait pour elle. Une vraie douleur. Cléo se sentit gênée, comme si elle venait de faire quelque chose de mal. Il ne dit rien pendant au moins trente secondes, ce que Cléo trouva très long, pour un silence de Jeff. Ce fut comme un effort pour lui de reprendre la parole.
« Y’a rien à faire ?
- Non. » Il tourna son long torse à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un. Il paraissait vulnérable et triste. Il continuait à se balancer sans pouvoir parler. Qu’est-ce qu’il cherchait à camoufler comme ça ? Des larmes ? Elle se sentit coupable de ne rien avoir à lui dire. Elle aurait aimé le prendre dans ses bras comme un véritable ami. Elle aurait aimé pouvoir le consoler.
Elle fut seulement capable de lui dire ceci : « Je compte sur toi pour prévenir les autres. » Jeff acquiesça en silence.

Directement après le départ de Jeff, elle se rendit à son entrepôt de stockage. Les Chinois débarquèrent pour livrer du matériel. Les grandes caisses s’entassèrent dans le hangar. Lorsqu’elle leur annonça qu’elle mettait la clé sous la porte ils ne firent aucun commentaire.

Le second appel fut celui du client J pour prendre rendez-vous. Elle se senti soulagée. Elle avait attendu cet appel pendant presque quinze jours. Elle comptait sur lui, à présent. Il ne pouvait pas lui faire défaut.

Le jour dit était un mardi. Il faisait beau et froid. Elle en profita pour faire un tour en ville. Elle devait se rendre à l’hôpital mais elle avait mieux à faire. Elle visita la ville comme une touriste. Le centre historique luisait au soleil, propre et tranquille. Les vénérables demeures s’accrochaient à leur colline comme si elles ne devaient jamais disparaître. Elle croisait des gens, indifférents, auxquels elle ne fit pas vraiment pas attention. Des taches colorées sans consistance qui se déplaçaient dans l’espace. Sa vision se troublait, elle avait le sentiment d’évoluer dans un aquarium, en apesanteur, sans rien ressentir vraiment de ce qui l’entourait, la lumière blanche de l’hiver, le vent glacial, la rumeur constante de la ville. Elle se demanda si c’étaient là les premiers symptômes de sa maladie qui se manifestaient. Mais elle ne s’en inquiéta pas outre mesure. C’était plutôt agréable de se sentir ainsi, déconnectée de toute réalité, de se mouvoir dans l’environnement flou et irréel que lui proposaient ses sens émoussés. Elle se sentait bien. Elle descendit dans les rues commerçantes, fit quelques achats.

Elle descendit encore, vers le fleuve. Un jardin presque désert bordait la rive. Le cours d’eau, recouvert d’une fine pellicule de paillettes dorées, avançait lentement sous le soleil à la verticale. Elle s’assit sur un muret et entama un sandwich. Le cours d’eau l’accompagnait quelque part, dans l’obscurité des temps à venir, dans le néant. Elle fit le tour de ce que lui avait offert la vie depuis ses plus lointains souvenirs, se dit qu’elle avait eu pas mal de chance et se rendit compte qu’elle n’avait pas de regret. Tout ce qui lui manquait encore elle l’obtiendrait ce soir. Elle était contente d’avoir pu maîtriser le cours de sa vie, jusqu’au bout, et de n’avoir pas été la proie de la faim, de la misère, de l’exploitation. Elle se sentait privilégiée. Elle se remplit les yeux de cette eau silencieuse et froide, lumineuse. Quand le soleil commença à décliner, elle se mit en mouvement, lentement.

Elle ne prit pas le pont qui reliait les deux rives en un grand arc arrogant. Le bac la conduisit de l’autre côté, et elle put ressentir au fond de ses tripes la pulsation du fleuve que combattait la petite embarcation. Elle marcha encore, depuis le débarcadère, à travers le parking qui jouxtait la berge, à travers les rues désertées ou raisonnaient seulement les cris du vent qui avait forci, à travers les passages souterrains crasseux qui évitaient aux piétons une mort certaine sur les voies rapides, à travers les terrains vagues envahis de chats sauvages parmi lesquels elle reconnut le sien. Elle l’appela une fois. Il la rejoignit avec le dédain affectueux dont seuls les félins sont capables, pour venir renifler son ourlet. La lumière du soir se fit rouge. Elle entra dans son immeuble, suivie du chat orange qui prenait la couleur du feu. Arrivée chez elle, elle resta un moment sur la terrasse. Le soleil était couché. Le vent tomba.

Elle contempla encore un peu le fleuve qui s’assombrissait puis se décida à rentrer pour aller se préparer avant son rendez-vous. Elle l’aperçut du coin de l’œil au moment où elle allait passer la porte-fenêtre. Il était posté sur le toit de l’immeuble au-dessus la terrasse. Elle pouvait à peine distinguer ses traits.

« Qu’est ce que vous faites là ?
- C’est mon droit. Vous êtes pas la seule à pouvoir imposer vos conditions. » Sa voix neutre la perturba.
« Je vous demande pardon ?
-Faites pas cette tête, vos petits arrangements testamentaires. C’est pas difficile. Tout ce que vous voulez me refiler. L’entrepôt de transit, l’entrepôt de stockage, le code du coffre avec toutes les clés et les contrats de location aux noms de vos sociétés écran, les listes des clients, les fournisseurs, etc, etc. Vous avez pas le numéro du véto, tant que vous y êtes ? Histoire que le félin soit pas en rade.
- Mais…
- Lâchez-moi Cléo, j’ai pas le profil d’un exécuteur testamentaire. »

Il se retourna et disparut au-delà de son champ de vision. Cléo accusa le choc. D’abord, elle eut honte. Puis la honte céda la place à un sentiment plus aigre et plus tenace, qui allait au-delà de la déception. Elle se sentait humilié et méprisée. En colère subitement. Affreusement en colère. Elle n’avait pas prévu ça. Elle n’en n’avait parlé à personne. Elle avait fait en sorte de ne pas exposer son plan. Et ses derniers préparatifs, il ne pouvait pas deviner qu’ils étaient pour lui, même s’il l’avait observée. Ça aurait pu être pour n’importe qui. Le problème, et la source de sa colère, c’est qu’elle avait pensé lui faire plaisir. Elle avait imaginé – imaginé – que lorsqu’elle lui annoncerait tout ce qu’elle lui laissait, il montrerait quelque chose de l’ordre de reconnaissance pour elle, quelque chose hors business. Parce que lui, il vivait pour ça : ces choses qu’elle voulait lui laisser. Elle l’avait compris depuis longtemps. La plupart de ses clients vivaient pour ça : leurs affaires, leurs coups, leurs prises de risque, leur violence, leurs défis à l’autorité, leurs montées d’adrénaline. Tout ça nécessitait de sacrés moyens. Et elle lui en offrait, des moyens. Il les rejetait.

Elle réagit. Il la rejetait, très bien. C’était sa faute à elle. Elle s’était plantée sur toute la ligne. Elle avait vu la situation de manière trop romantique, puérile. Parce qu’elle avait abandonné son code de conduite, recherché le contact humain, elle avait imaginé un partage. Mais lui - comment avait-elle pu oublier ça ? - n’avait strictement rien à partager et n’en avait parfaitement rien à taper de cette idée de partage. Elle le savait très bien pourtant : avec ce genre de connard, tout n’est jamais qu’un deal. Et rien n’est jamais gratuit. Elle avait la tête froide désormais. Elle n’allait pas renoncer. Mais elle allait changer de stratégie et revenir aux affaires. Parce ce que ce qu’elle avait à lui proposer, c’était une affaire. Une sacrée putain d’affaire.

Il était hors de vue, mais peut-être pas encore hors de portée. Il fallait qu’elle le saisisse avant qu’il disparaisse. Elle l’appela dans la nuit : « Eh toi, espèce d’enfoiré !
- Me cherche pas.
- Pour qui tu te prends, connard ? Tu crois que j’allais laisser mon fonds de commerce et le fruit de mon putain de travail et tout mon putain de blé à un débile comme toi et tout ça gratuitement ? » Elle commença à escalader le muret latéral de la terrasse pour atteindre le toit. C’était haut. Elle se sentait mal à l’aise ; elle n’avait jamais fait ce genre de choses avant, mais sa hargne et l’urgence de la situation l’aidaient à progresser. Elle contemplait le vide en dessous d’elle et fut surprise d’éprouver encore de la peur. « T’es vraiment trop con, tu sais ça ? En plus tu me forces à risquer ma vie pour t’expliquer un truc tellement évident que même mon putain de chat peut capter ! Un deal, tu sais ce que c’est toi, un putain de deal ! Crétin ! Alors, monsieur y’croyait qu’y avait pas de contrepartie ! C’est vrai, t’es tellement incroyable comme gars, on te refilerait son business comme ça, pour le plaisir, pour ta belle gueule ! Mais t’as vu ta gueule, mon gars ? Eh ben y’en a une de contrepartie, pauv’type, une putain de contrepartie qui déchire sa race ! Putain ! Tu peux pas m’aider, connard ? J’vais me torcher !» Il était assis sur l’avant-toit et la regardait se dépêtrer avec les derniers mètres d’escalade. Il souriait. Elle parvint sur le toit hors d’haleine.

Il la lorgnait avec un certain dédain. « Ça va, là ? T’as passé l’étape de la colère ? C’est quoi la suivante ? L’acceptation ? » Elle eut envie de le frapper mais se retint, craignant qu’il ne veuille plus l’écouter après ça. Elle se sentait fatiguée et se laissa lourdement tomber à côté de lui. Il la laissa reprendre son souffle. L’adrénaline tomba comme elle était montée. Subitement, elle fut triste. Elle n’eut plus envie de monter des plans. Assez de ces résolutions, de ces choix, de ces décisions qu’il fallait prendre même quand on avait déjà un pied dans la tombe. Vidée. Elle ne savait plus si elle avait envie de jouir encore un peu de tout ça, de ce panorama de lumières blanches étalé devant elle. Mais il était là. C’était un fait. Il était resté, par curiosité, par pitié ou par cupidité.

Elle se frotta le visage un peu trop énergiquement en réfléchissant simplement. Elle avait fait l’erreur d’attendre tout bêtement de l’empathie, de la compassion, de la reconnaissance, bref toute une série d’idées abstraites et insaisissables mais efficaces. Et tout ce qu’elle proposait en échange, c’étaient d’épaisses choses concrètes et la charge d’un chat adulte. Elle n’avait elle-même rien offert qui parte de ses tripes à elle. En-dessous de tout était l’endroit où elle se trouvait. Et lui, qui aurait dû partir parce que les termes du deal qu’elle proposait étaient inacceptables, il restait sur son toit avec toute la compassion dont il était capable : son orgueil, son cynisme et son oreille distraite. La honte avait repris le dessus.
Comme elle ne disait rien, il la poussa du coude et reprit : « Well, le chat plus le business… C’est quoi alors ton putain de deal ? » Elle n’osa pas y croire : « Tu récupères le chat ?
- Ça dépend de ce que tu proposes, ma chère. » Ravagée, c’est elle qui étouffait de reconnaissance. Un boule dans la gorge, elle se força à sourire : « T’as pas idée… » Il la prit par les épaules et la rudoya un peu. « C’est normal, ma chère Cléo, c’est ça la vraie vie, donnant-donnant. Avec toute cette histoire, t’as perdu la main. Alors comme ça tu croyais pas que j’allais laisser filer une affaire comme la tienne ? T’es dingue.»

++++++++++


Ils avaient pris leur temps, le jour était levé avant qu’ils arrivent au bout. Elle n’avait pas eu à le convaincre, il savait que c’était ce qui allait arriver, en fin de compte. Elle était encore surprise de constater à quel point il semblait toujours savoir ce qu’elle attendait de lui. Ils parlèrent sur le toit toute la nuit dans le froid. Elle descendit une fois pour chercher des bières et des cigarettes. A l’aube, ils regagnèrent l’appartement. Il la laissa se doucher. Elle se parfuma. Se contempla dans le miroir. Choisit avec soin ses vêtements. Elle éprouvait une sorte de fièvre, quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis trop longtemps. Il lui avait dit qu’il ferait comme elle voudrait. Pendant leur nuit sur le toit, il l’avait écoutée, lui avait raconté quelques fragments de sa propre histoire, improbable, comme il l’était. Il avait fabriqué pour elle ce lien qui permet de s’attacher et de fixer le vide. Il jouait son rôle à la perfection, se laissant arracher les choses qu’elle voulait. Au matin, elle restait seulement dans la perspective de cet abandon général qu’elle avait programmé.

Il opéra avec une certaine classe, dans un silence partagé. Elle le trouva charmant, encore une fois, et se félicita de son choix. Elle n’aurait pas pu trouver meilleur partenaire. Au moment ou le vertige s’empara d’elle, Cléo ne garda à l’esprit qu’une seule image qui l’accompagna dans le vide : son regard. Son regard qui avait seulement un peu brillé quand sur le toit, pour lui exposer la contrepartie du deal, elle lui avait demandé : « Alors ça te dirait de me coller une balle dans la tête ? »

mercredi 9 septembre 2009

I hear thunder

Le vent souffle à l’intérieur des portes ouvertes et les éclairs remanient l’espace.

Dès qu'il apparut près de l’ascenseur, ils surent qu’ils n’étaient plus seuls. Ils ne trouvèrent rien à redire quand il descendit les éléments qui faisaient double emploi, sous leurs yeux, dans le déclic de ses armes. Il les remplacerait largement. Ils ne parlèrent pas beaucoup, seulement quelques mots techniques. Ils savaient à quoi s’en tenir avec lui et lui savait ce qu’ils valaient.

Ils s’étaient mutuellement observés pendant des mois, dans une sorte de laboratoire frénétique. Des immeubles s’envolaient de manière spectaculaire alors que des souterrains s’effondraient pour libérer des masses de billets qui finissaient régulièrement dans les rues bondées, aux heures de pointe. Aucun mur, aucun blindage pour lui résister. Les otages restaient silencieux, à l’abri dans des containers aux destinations improbables. Ils en tuaient parfois quelques uns, pour la forme. La panique générée par la menace constante qui pesait sur la ville leur fournissait l’énergie suffisante pour poursuivre et surmonter l’angoisse d’une mort violente ou, pire, d’une mise en cabane. Game over. Le jeu ne finirait qu’après l’anéantissement total de leurs forces ou de celles de l’ennemi qui prenait des formes variées mais toutes respectables.

Ils s’admiraient réciproquement. Ils enviaient sa capacité à travailler seul et à faire abstraction totale des risques. Ils admiraient sa maîtrise des explosifs, qui obéissaient à son désir de ravager cette ville de manière structurée. D’un hôpital, il ne laissait parfois debout que la salle des infirmières, avec les infirmières à l’intérieur, indemnes. D’un musée il pulvérisait les cloisons, laissant les œuvres intactes à la merci du soleil et du vent.



Il admirait leur capacité à se mouvoir comme un seul être, leur cohésion de meute, leur appartenance qui leur permettait de tout réussir, de maîtriser à fond leurs attaques impeccables. Comme du mercure : ils entraient partout. Multiformes : ils retournaient toutes les situations à leur avantage. Des cerveaux en relais, des corps qui se connaissent par cœur, des imaginations partagées. Des solutions à la pelle.

Une rencontre inévitable. Ils ne devaient pas se mesurer, seulement se compléter. A leurs regards, il sut qu’il ne ferait jamais partie du groupe. Il sut qu’il ne pourrait jamais être à leur tête. L'idée de chef leur était étrangère. Elle ne pouvait pas cadrer avec eux. Ces types ne donneraient jamais leur vie pour lui. Mais ils sauraient partager. La science et l’art.

La prudence n’était pas de mise dans leurs ambitions. Elle l’était dans la réussite, le but n’étant pas de ne pas se faire coffrer, mais de faire le maximum de dégâts, à leur manière et à leur manière seulement. Ce qu’ils avaient en commun, ils ne le relèveraient même pas. Leur objectif, ils n’en parleraient donc pas.

La ville disparut un jour. D’abord, la totalité des vitres de la cité volèrent en éclats. Puis il ne se passa plus rien pendant environ cinq secondes durant lesquelles les habitants restèrent figés, coincés dans l’attente de l’imminente déflagration. Les bâtiments commencèrent alors à se désagréger, un par un. De longs rubans de poussière silencieuse s’effondrèrent sur l’asphalte qui suait. Ils ne sentirent que les vibrations des charges qui s’exprimaient des dizaines de mètres en dessous du niveau des trottoirs, comme de légers tremblements de terre. Et le sol se déroba sous eux.

mardi 1 septembre 2009

tentative number one

La fille se promène dans l'espace confortable d'un attique. Elle erre plus qu'elle se dirige vers un lieu particulier. La lumière est claire, elle passe au travers des baies vitrées sans encombre. Les cheveux de la fille sont noués en chignon haut sur son crâne de manière à ce qu'on peut observer sa nuque. Elle ne sait pas trop ce qu'elle ressent. La seule chose qui est certaine, c'est que, pour la première fois de sa vie, elle n'aura pas peur de tirer.


Elle tient une arme dans ses mains, plus précisément un flingue automatique. Elle passe de pièce en pièce pour découvrir le meilleur endroit. Elle n'a pas peur. Le salon, c'est le bon endroit.


Sans trop se poser de questions elle se colle le flingue dans sa bouche et tire. Elle voit l'arrière de sa tête voler. Elle voit au travers de ce trou pendant un cour instant. Puis un vertige. Elle perd connaissance. Il lui semble qu'elle s'effondre sur le parquet.


Elle se réveille un peu plus tard avec la certitude de s'être ratée. Elle ne s'est pas trompée. Elle se relève en titubant un peu. Ratée mais touchée, tout de même. Comment a-t-elle pu? Elle croyait pourtant que cette technique était infaillible. Elle cherche un miroir. A l'arrière de son crâne elle contemple un orifice de dix centimètres de diamètres, très rouge, avec de la chair. Elle se demande quelle partie de son cerveau a été pulvérisée ainsi. Elle se dit qu'avec un trou pareil, elle devrait être morte.


Il y a des gens maintenant dans l'attique, de la famille, des amis. Certains se trouvent au salon, d'autres aux toilettes. Elle ne leur parle pas. Elle se demande si elle a perdu la faculté de parler. Si cette faculté se trouvait dans la partie de son cerveau qui a volé en éclats.


Elle s'assoit à la grande table en pin clair du salon. Elle scrute la peau de son bras gauche dont la texture varie. Elle explique à son voisin, qui semble être un ami proche, qu'elle devrait être morte. Il lui répond que ça peut toujours venir. En y regardant de plus près, elle se rend compte qu'elle peut observer les cellules de son bras comme si elles étaient grossies 10000 fois au microscope. Les cellules sont de forme plus ou moins hexagonale, gonflées de gel transparent, avec au centre un noyau coloré, bleu, rouge ou jaune, c'est selon. Elle sent que ces noyaux sont une anomalie. Alors elle presse les cellules pour les expulser mais n'y parvient pas. Ses amis autour de la table font des commentaires et des hypothèses sur sa mort éventuelle.


A un certain moment, son bras devient quasi transparent, elle est alors certaine qu'elle va mourir. Puis, peu à peu, sa peau retrouve son apparence naturelle, opaque et mat. A ce moment-là, elle sait qu'elle va vivre. Un sentiment d'échec l'envahit.


Un rêve, dernière nuit du mois d'août 2009

lundi 10 août 2009

Une sieste

Dans une certaine mesure, il ne se sentait pas aussi seul. Il est vrai qu'il y avait toutes ces semaines qui défilaient lentement comme des monstres dans un hangar, mais quand le monstre c'est vous, qui s'en soucie?



Il n'y pensait pas trop. Parfois, quand il s'approchait d'un entrepôt de grande distribution pour se servir de quoi manger, il pouvait entendre, à travers les courants d'air, les échanges des manutentionnaires qui avaient une vie. "Eh, ta femme, elle accouche quand?


-Dans trop longtemps, mon gars, elle me bouffe les nerfs." Ou alors : "Il est où Pedro?


-Encore malade.


-Putain mais il a quoi?" Oui, il avait quoi Pedro et l'autre avec sa femme enceinte qui bouffait des nerfs, allait-il survivre? Allaient-ils survivre tous? Il se posait souvent la question parce que sa survie, à lui, était loin d'être assurée. Mais eux n'y pensaient pas, ça il le savait.





Il avait côtoyé ce type de personnes autrefois, il avait parlé avec elles, échangé ce genre de banalités. Lui pensait déjà à sa survie - en réalité, il avait toujours pensé à sa survie - et il s'était vite rendu compte que ces gens-là n'y pensaient pas du tout. Et tout aussi vite il avait vite compris qu'il n'avait rien à faire avec eux. Peut-être parce qu'après quelques minutes de conversation, ils affectaient tous cette distance polie des gens qui se sentent physiquement menacés. Ou alors parce qu'eux, contrairement à lui, ne pensaient pas à leur propre survie. Mais de la même manière, les autres, ceux qui étaient comme lui, plus ou moins, ceux qu'il avait croisés d'internement en incarcération, ceux chez qui il avait pu déceler ce souci, cette obsession de la survie, ces autres-là ne tenaient pas longtemps non plus. Tôt ou tard, ils prenaient le large et finissaient par l'éviter ostensiblement.




Non, dans une certaine mesure, il ne se sentait pas aussi seul. Et la question de la survie n'avait manifestement rien à voir là-dedans, sauf qu'il n'aurait pas à s'interroger sur la solitude s'il n'avait pas eu cette nécessessité de survivre justement, c'est à dire de se cacher, d'occuper des hangars abandonnés dans des zones industrielles aussi loin que possible de toute habitation, de ne sortir que la nuit et encore, pas partout, de dormir aussi peu que possible et de ne jamais avoir de discussion avec personne.




Des conversations qu'il avait eues, il ne s'en rappelait pas bien, à part celles qui lui avaient été utiles pour sa survie. Il se rappelait bien par contre des expressions des gens quand ils commençaient à se méfier de lui. Leur regard, leur posture, leur envie de fuir. Ces souvenirs avaient fait en sorte que l'absence de contact avec autrui n'était plus un problème pour lui. Plus vraiment.





Pourquoi pensait-il à ça? Il s'ennuyait. Il faisait beau dehors et il devait encore attendre des heures avant de pouvoir s'échapper de l'ancienne usine qu'il habitait pour quelques semaines. Il n'avait pas envie de travailler, d'entretenir ses outils et ses armes, de faire le compte de ses gains de la nuit dernière, de trouver un moyen encore plus tordu pour détecter d'éventuels visiteurs, d'ordonner ses affaires, de se créer des échappatoires. Installé sur son vieux matelas taché, assis en tailleur dans un semi-coma, depuis combien de temps n'avait-il pas dormi?




Il hocha la tête, et ce mouvement suffit à déplacer dans l'espace des effluves de métal sec et de feuilles mortes. C'était là la clé. Le sommeil. Ou plutôt son absence. Dans l'idéal, il valait mieux ne pas dormir, mais après quatre jours sans sommeil, on atteignait un tel état de fatigue et le seuil de vigilance s'abaissait tellement que dormir revenait au même. Alors il avait appris. Appris a maîtriser ce délicat équilibre entre l'épuisement barbare et le sommeil raffiné du félin. C'était essentiel à sa survie.



Peut-être avait-il été choqué alors, peut-être, envieux, un peu. Mais c'était ça, oui. C'était ce type, qui s'était posé au soleil sur une pile de palettes, devant la centrale des légumes, et qui avait piqué un somme sous son nez. Lui, il ne pourrait jamais faire ça, s'il voulait survivre. Le contact avec autrui ne lui manquait pas en lui-même, mais pouvoir se laisser ainsi à la sieste sur un tas de palettes, si. Alors oui, finalement, il pouvait le dire, il se sentait seul, miné par le sommeil.




mercredi 5 août 2009

Pont sur rivière un jour ensoleillé

Il fait beau. Ils sont deux dans cette voiture et ne connaissent pas leur destination. Il ne s'en soucient pas. Ils ne pensent pas vraiement à ce qui les attend. Ils partent. Fuient-ils? L'un pas vraiement l'autre oui.




L'un d'entre eux est un jeune homme d'une vingtaine d'année, le cheveux très court, nerveux. Il porte des vêtements propres, un jean et un t-shirt gris. Il conduit. L'autre est un homme un peu plus âgé, peut-être trente ans. Ses cheveux châtains lui arrivent aux épaules, masquent un peu son visage. Ses vêtements sont en mauvais état. Il semble qu'il soit blessé. Mais il est parfaitement maître de ses moyens. C'est lui qui dit à l'autre par où ils doivent passer. Mais il ne sait pas plus que lui où ils vont.




Ils quittent la ville en empruntant les voies rapides. Ils roulent vite. Au loin, on entend des sirènes et quelques hélicoptères tournoient autour des tours du centre-ville. C'est l'effervescence. Pas une fois ils ne regardent en arrière. Ils ne voient que la route qui défile devant eux, entendent les sirènes qu'ils distancient. Il n'y a pas de barrage pour les arrêter.




Le jeune homme voudrait être ailleurs. Il craint pour sa vie. Il ne peut pas réfléchir à un moyen de s'en sortir, à cause de la peur. Il n'ose pas provoquer un accident. L'autre lui a demandé d'enlever sa ceinture. Il sait qu'à cette vitesse, il n'y a pas moyen de s'en sortir. Tous les feux sont au vert. Il finit par s'inquiéter de son passager. "Est-ce que ça va?


- Te fais pas de bile pour moi, petit. Roule.


- Vous saignez, je crois. Il faudrait pas vous emmener à l'hô..." Le gamin se prend un coup de crosse sur la joue. Pas assez pour l'assommer. La voiture fait une embardée.


"Ta gueule." Silence dans l'habitacle. Le jeune homme saigne de la joue maintenant. Il a envie de chialer. Il est prêt à supplier.




L'autre envisage diverses options. Va y'avoir des barrages, plus loin, c'est clair. Ils ont eu le temps de les mettre en place. Après le pont, sûrement. Il faudrait qu'il prenne le volant. Le petit se débrouille pas trop mal mais pour forcer un barrage, ça va pas le faire.




Ils entament le pont qui enjambe l'estuaire. Deux kilomètres de ferraille blanche qui chauffe au soleil. Un bel arc bien propre. Il y a peu de circulation, à cette heure ci.




Le petit s'en bien conduit, il a droit à une chance : " Tu permets?"




Ceux qui verront le corps tomber penseront immédiatement à un suicide.

mardi 28 juillet 2009

Les douze mille lumières de Shere Khan (ou discussion à 24.000 mètres d’altitude)

L’opérateur coiffé de son casque fredonnait un air inconnu entre ses dents. Il ne faisait pas attention au panorama circulaire qu’il avait sous les yeux depuis maintenant près de deux ans. Le grondement fluide des colonnes d’air autour de lui ne le gênait plus. L’azur du ciel fixé tout autour enveloppait sa plateforme vitrée. Un sifflement retentit.
-2-2-27 sub-aérien bonjour ?
-Oui, c’est le 4-42 terre-terre, vous êtes occupé ?
-Non, non. Tout baigne.
-Il fait beau, là-haut ?
-Toujours.
-Dites donc. On doit vous prévenir de ne pas sortir cette nuit. Tout sera éteint.
-Pourquoi ?
-La lumière gêne un type de la guilde -67 qui a sa chambre dans le WWC-Hôtel en face de chez vous.
-Ah bon. C’est tout ?
-Oui.
-Je vais devoir passer combien de temps ici, (à voix basse) dans le noir, en plus ?
-Une nuit seulement. On éteint à 23 heures, on rallume à sept.
-OK.
-Bonne soirée.
Dans la nuit, l’opérateur rêva que Shere Khan, la tour aux douze mille yeux, s’écroulait.

Y'a moyen

Dès qu’elle avait passé la porte il s’était approché. Il se trouvait devant ce qu’il s’était à peu près attendu, une fille mince au visage indifférent. Planté devant elle, il avait rapproché sa tête pour qu’elle puisse bien le contempler dans tous les détails. Son expression était vide, ce qui pouvait aussi bien signifier qu’elle était terrorisée. Il lui avait dit avec sa voix la plus suave : « Alors, mon cœur, c’est chez toi qu’on va crécher, maintenant ? Tu permets ? » Après une seconde, son regard s’était animé et elle avait répondu en le fixant bien droit dans les yeux : « Y’a moyen. » Son haleine sentait l’herbe. Il se sentit perdu. Elle ne réagissait pas selon ses prévisions. Elle aurait du rester muette ou répondre par une sorte d’assentiment plaintif. Elle aurait du trembler un peu.

Il sentit alors quelque chose de nouveau s’enfouir dans ses entrailles. Un truc difficile à extirper. Une bestiole chaude. Il ne bougea pas, juste pour voir si elle bluffait. Elle sourit ouvertement. Son expression trahissait une bonne volonté sincère. Elle avait l’air sincère. Il se força reculer. Celle-là, fallait s’en méfier. Fallait surtout pas la laisser prendre le contrôle. Fallait la traiter encore pire que les autres, même si c’était elle qui avait les clés de la tôle.

Mais il se sentait en manque d’inspiration.

Macula

L’homme allume une cigarette pour échapper à la pression lascive qui lui noue les tripes depuis un moment. Il ne peut pas détacher son regard de leurs corps. Ils sont assis sur cette banquette de cuir confortable, couleur de sang séché, ils ont l’air parfaitement à l’aise, en symbiose. Leurs genoux se frôlent, leurs flancs s’imbriquent l’un dans l’autre avec grâce. Ils sont simplement assis à ne rien faire, ils échangent de temps en temps un mot. La bouche de l’un effleure alors la joue de l’autre dans un souffle éphémère. Il sait bien que, sans se caresser, sans même se regarder, à rester assis là simplement côte à côte, ils partagent déjà quelque chose de l’ordre de la chair. Ils la laissent seulement en suspens au dessus d’eux, cette aura qui essaime à chacun de leurs mouvements et qui irradie à plusieurs mètres à la ronde. Lui-même, assis à l’autre bout de la pièce, il ne flaire qu’elle : dès qu’il ferme les paupières, elle pénètre sa peau et lui laisse un goût amer dans l’arrière-gorge. Il ouvre à nouveau les yeux et ses regards ne lui obéissent plus. Ils sont irrésistiblement attirés par eux comme par un trou noir. Ils sont esclaves de la vision qu’exhibe ce couple aux effluves épuisantes qui lui flanquent des lancées dans les reins. Il fatigue.

Pour passer le temps, pour atteindre plus vite l’instant où le sort doit fatalement se rompre, il se résigne à les mettre en scène, à se les imaginer. C’est la seule chose à faire : il est déjà dans un tel état d’excitation qu’il peut sentir la panique lui tourner autour comme un charognard. Il ne saurait se sentir plus mal. Alors il cède à la rêverie : il laisse paresseusement ses yeux glisser sur leur ombre comme une lame et les disséquer. Ils sont de constitution similaire, fine, osseuse, la peau translucide. Elle porte les cheveux longs et clairs, des cheveux en bonne santé qui encadrent et dissimulent parfois son visage oblong sur lequel on peut lire la plupart du temps une mélancolie sortie du fond des âges et une dévotion sans bornes pour son frère. Dans ses yeux tristes et bleus, il décèle parfois malgré lui de la colère pour le monde, mais ce n’est que lorsqu’elle s’apprête à passer à l’acte, lorsqu’elle se met en mouvement, ce qui lui arrive rarement. Le port de son frère, tout sec et décharné qu’il se présente, est constitué d’un mélange composite d’élégance crade et de distinction dépravée. Il a adoré ce garçon roux dès qu’il l’a aperçu, l’a voulu et pris tout de suite. Le garçon ne s’en est pas plaint, au contraire, il lui a toujours obéi avec souplesse. Il ne les a jamais vu se trafiquer l’un l’autre. Mais il sait que ça leur arrive, de temps en temps : cette idée le fait délirer. Pour son malheur, ils lui ont toujours refusé le secret de leur petit commerce philadelphique. Il en moisit, inassouvi.

Il les imagine donc. Il les voit. Il surveille de sa prunelle vorace sa main, à elle, qui glisse sûrement le long de la chemise bien repassée de son frère, et ses doigts aux ongles blancs qui en détachent soigneusement le col écru. Son frère lui fait face et la regarde, sans bouger, au fond des yeux. Il s’acharne sur ce premier tableau, le peaufine avant de poursuivre : elle sourit tendrement à son frère et dépose sur ses lèvres un baiser court et dépourvu de toute complexité. L’homme savoure l’exquise ambiguïté dont ils font preuve, mais qui ne saurait durer. Elle laisse traîner ses longs doigts dans la béance du col entrouvert, et comme elle effleure cette région située exactement entre la pointe des clavicules, à la base du cou, le jeune homme baisse la tête et sa prunelle éjecte un éclat doré qui vient se planter dans la gorge de sa sœur. La peau qui recouvre son cœur se soulève et elle laisse échapper un soupir, un nom, comme un mot de passe qui ouvre son corps en deux, qui l’autorise à la planter. On sent qu’il veut fermement jouer avec elle. Elle est déjà à lui, elle connaît les règles de leur fratrie, il n’a pas à se soucier de l’implorer. Redressant son crâne régulier à la chevelure courte et mordorée, il souffle à son tour un mot qui vient s’évaporer autour du visage de sa soeur. S’approchant d’elle, il lui sourit méchamment et ses mains transparentes commencent à s’affairer dans les méandres de sa jupe de soieries déchirées. Il détecte les failles, balise les vides, repère les raccourcis. Tous. Elle rit et inspire à la fois, ce supplément d’oxygène conférant à son rire une allure stupéfiée et embrouillée. Tout en versant en arrière, elle se décide à détacher avec savoir-faire chacun des boutons nacrés cousus sur la tige raide de la chemise que l’homme lui a offerte – il la reconnaît bien – tandis que les os de son bassin se cambrent sous les phalanges empressées du garçon. Il la cherche, il la trouve, si bien que l’homme finit par distinguer, parmi les lambeaux de tissu pareils à de la chair humaine, la limite supérieure de son bas gris qui halète en haut de sa cuisse. Elle, elle l’a dévalisé de sa chemise et des épaules découvertes se penchent maintenant sur elle. Mais elle n’a pas terminé et ses deux mains opèrent sous la ceinture déliée. A demi couchée sur le sofa de cuir qui les reflète avec perversité, elle l’élève et le dresse comme un parasol, au dessus de ses dents de carnassier. Le geste qu’elle répète sur lui provoque des vagues assourdissantes dans la pièce où ils se trouvent, expulsées en ondes magnétiques qui repoussent les murs. Radieux, le garçon libère un rire ivre, à gorge déployée, avant de retomber d’un coup, de s’effondrer dans ses dentelles. L’homme entend encore le bruit lancinant de leurs organes qui s’activent sous les voiles, de leurs essoufflements qui se multiplient. Il voit les fluides saumâtres de leurs appétits engluer leurs vêtements. Un complexe parfum de délicat pourrissement lui attrape la gorge. Il connaît la saveur de chaque saveur qu’ils partagent, la configuration tendre de leurs enfoncements, reconnaît leurs frissons sous les coups de butoir, la texture poisseuse de la besogne. Il est de plus en plus en eux et leurs mouvements qui se répondent avec la précision du miroir le dissolvent à l’infini dans l’écho de leurs sécrétions qui s’étalent.

Un instant, leurs têtes se tournent vers lui et le couple regarde avec bienveillance son corps raidi par la sidérante vision. Ils lui sourient. Ils le possèdent. Doucement, autour de lui, l’espace se distord et se tend. Les lumières vacillent et se terminent en fusant au hasard. Des frôlements de l’air annulent les objets autour de lui – table, cendrier, fenêtre – les uns après les autres. Son champ visuel se met à trembler, longuement, puis s’éclate en crissant comme du verre. La terre vibre et s’éparpille et son grondement vrille la réalité qui finit en torchon sale balancé sous le coup de l’épuisement. Des sensations aiguës de corps explosés le traversent.

A un moment donné, le silence advient, se concrétise et bétonne tout. Le temps et l’espace jouent tranquillement dans un coin de l’univers, ils ne se sentent pas du tout concernés par sa planète qui se délite. Dans le vide absolu, il contemple avec sérénité ses morceaux dériver au milieu de denses giclées amères. Il se sent anormalement satisfait.

Des siècles plus tard et par pur égarement, il perçoit du coin de l’oeil une avalanche, minuscule et légère, qui vient s’écrouler sur sa cuisse. Il regarde avec incompréhension ce mouvement de chute lente, détournée et retardée par le mouvement infime de l’air qui circule à nouveau dans la pièce. Il suit avec effarement cette baguette de poudre blanche et grisée, qui s’aventure près de lui pour le narguer et qui descend malgré tout, poussée par l’insensible attraction qui la fait atterrir sur lui et se rouler et se défaire et exposer son cœur noirci. Quelque chose se passe alors dans son esprit halluciné. Il réalise tranquillement que sa cigarette, entièrement consumée, est venue s’effondrer sur son pantalon, maculant avec désinvolture la laine vierge à l’abri de laquelle il vient de jouir.

Elle arrive

Elle arrive. Elle arrive. Elle nous submerge et nous recouvre. Nous buvons la tasse.


Le premier dessin, à l’encre de chine, maculé, boueux, est un pied de fille, un pied. Les ongles teints, en noir évidemment, parce que l’encre froide est noire. C’est de l’encre de Chine. Le trait est net et fin, il sait où il va. La main qui tient la plume connaît ce pied par cœur. Pourtant, cette main et ce pied sont distants l’un de l’autre, des kilomètres. Ils n’appartiennent pas à la même personne. Si seulement.

Le pied prend position sur une surface soyeuse et épaisse. Blanche. Mousseuse. Le papier suffit à rendre sa consistance. Parce que c’est la manière dont le pied est dessiné qui montre qu’il est bien, là, sur ce parterre confortable. Il est détendu, lascif. Le pied ne se doute de rien. Les taches qui souillent ce dessin ne parviennent pas à m’ôter de la tête que la surface sur laquelle le pied repose est blanche, comme la poudre. Les taches renfoncent l’impression de confort, de laisser-aller, mais aussi de pureté. Elles me disent encore une chose. Elles me disent qu’il est là, avec moi, quand je découvre ses dessins. Et qu’il regarde. C’est lui le témoin et il ne quittera pas la pièce avant que tout soit terminé. Il s’amuse, marque sa présence en laissant des taches sur tout son ouvrage. Je trouve que c’est une manière obscène de s’inviter. Mais enfin, il est là et sans lui, il n’y aurait pas d’histoire.

Je regarde le dessin suivant. Déjà, l’action. Le cadre est envahi. Le cadre du pied féminin, nu, vulnérable, somnolent est accaparé sur un bon tiers par une forme oblongue et massive, une pâte noire et épaisse. En considérant les contours, on aperçoit que cette forme est un pied également, mais un pied chaussé, d’une pompe lourde, écrasante, plombée, blindée. Ce nouveau pied est planté là à quelques centimètres de l’autre, qui se raidit un peu, les ongles miroitant des ombres inquiètes au-dessus d’eux. Mais le pied nu bouge à peine, il frissonne seulement, se contracte un peu. Ce n’est pas la peur qui vibre dans ses lignes. C’est l’excitation. L’autre ne renvoie rien qu’une lumière noire et une présence qui s’exprime par le vide et le silence. Il est à côté du vivant.

Géopolitique de l'angoisse

Antenna 1.


Perchée à quelques dizaines de mètre d’altitude, accrochée sur mon toit de béton plat et froid par des fils d’araignée d’acier, je vise les satellites qui croisent mon faisceau invisible : je suis l’antenne.

Les nouvelles me tombent dessus comme des parpaings, je les attire avec la précision du chasseur. Le code des images n’a plus de secret pour moi, j’enfile leurs couleurs semblables à des perles sur mon fuseau métallique. Parfois, je dis bien parfois, elles me font vibrer.

Les sons également s’entassent sur moi comme les couvertures d’un plotlach qu’on aurait oublié là mais qui continuerait de brûler sans plus fournir de prestige à personne. Ils viennent de partout, ces sons, parfois bruitages aux images associés, parfois musique-médicament, mais musique-argent plus souvent, et toujours tout le temps des mots des voix des paroles prononcées par des bouches dont l’objectif est d’être entendues et comprises. Les sons qui s’accumulent à ma base finissent par former une concrétion solide qui devient l’antenne, qui devient l’antenne, l’antenne c’est moi, la tour de Babel, c’est moi.

Mon créateur m’interdit de trier. Dans mon faisceau s’accumulent alors les images et les sons qui forment des anneaux. Si on les compte, on peut deviner l’âge que j’ai, comme les arbres. Mais les arbres, eux, ils ne pensent pas comme moi. Les arbres, eux, ont le droit de trier ce qui leur tombe sur la gueule. Moi, l’antenne, je suis toute ouie à ces vibratos de douleur aiguë et persistante. Car je ressens la douleur des images et la douleur des mots. Je ne suis plus alors qu’un aiguillon qui souffre. Dispensateur de souffrance, mon œil, je suis faite de métal, donc un conducteur.

FRAFF

Il neigeait sur le silo principal quand ils sont arrivés. Ils se sont parqués dans la cour A. Trois voitures, de gros quatre-quatre noirs et luisants comme des scarabées. Le ciel faisait des reflets argentés sur les capots et sur les vitres. J’ai immédiatement trouvé ça beau. Je les ai regardé sortir de leurs voitures depuis la tour 4. Ils ne m’ont pas vue. Pourtant, je ne me suis pas spécialement cachée. Je me suis dit tout de suite que ce n’étaient pas les types de l’inspection sanitaire, ni des inspecteurs du bureau de l’environnement, ni la direction du territoire et des aménagements, ni ces petits fonctionnaires du département de l’énergie. Ce n’était rien d’officiel. Et ils étaient armés. Je les ai trouvés sympathiques avec leurs airs de gangsters. J’ai eu envie de faire leur connaissance. Mais je me suis forcée à attendre et à deviner ce qu’ils venaient faire chez moi.

Ils étaient une dizaine, tous grands et ombrageux, sauf un qui avait l’air effrayé. Il portait un costume gris d’agent immobilier et s’adressait avec précautions à l’un des grands types ombrageux. Il semblait ennuyé par quelque chose, je pense que c’était à cause des armes qu’il était si nerveux. Il leur a fait signe de se diriger vers le bâtiment administratif I qui est aussi l’entrée principale. L’un d’entre eux a brisé la chaîne avec de grosses tenailles rouges et le petit a composé le code d’accès. A mon grand étonnement, la porte s’est descellée. J’ai tenté des centaines de fois de trouver le code de cet accès, je n’ai jamais réussi. Je ne suis donc jamais entrée par la grande porte – j’ai mes petites entrées, c’est mon royaume, après tout. J’étais un peu outrée que ce petit homme gris y parvienne du premier coup. Même les autorités responsables de l’assainissement du site n’avaient pas les codes. Pour entrer, ils ont du forcer la porte du bâtiment II, qui n’est pas blindée ni piégée comme celle du bâtiment I. Ils ont quand même dû la plastiquer. Ça a fait un bruit énorme. Le chat et moi on n’en est toujours pas revenus. On est même restés un peu sourds depuis ce jour-là et, parfois, on doit crier pour se faire entendre. De toutes façons, ils ne sont pas restés longtemps et ils ont vite renoncé à assainir quoi que ce soit. Trop de travail, trop de temps, trop d’argent surtout, ça coûterait à la municipalité. Je les ai entendu près du petit silo est. J’ai été soulagée : ils ne me chasseraient pas. Ils laisseraient pourrir le site et ça m’allait très bien. Où j’aurais bien pu aller ? Mais eux, les nouveaux, ils avaient les codes. Et un guide. C’est le petit homme gris qui les conduisait dans les allées du bâtiment I où il n’y rien à voir parce que c’est que des bureaux. Pas de quoi s’amuser. Ils sortirent par l’arrière et traversèrent la cour B vers le silo principal. Je les ai suivi par la coursive du mur d’enceinte intérieur. Ils marchaient d’un pas vif, noirs sur la neige blanche, et faisaient de grandes empreintes régulières. Le premier d’entre eux, accompagné du guide, allait vite, à grandes enjambées. L’autre parlait continuellement pour se rassurer. Il faisait des gestes et il fumait. Sa bouche fumait. A cause du froid. Les flocons de neige s’amassaient sur leurs épaules et refusaient de fondre. Je me suis dit qu’ils devaient être bien gelés. Ils fumaient tous. Ils arrivèrent devant l’entrée du silo principal qui intéresse tout le monde. Pourtant, le silo principal n’est pas intéressant. Parce que ce n’est pas de là qu’on peut accéder aux commandes et ce n’est pas là qu’on peut s’amuser et faire des expériences. Mais tout le monde veut voir le silo principal parce que c’est là qu’a eu lieu l’accident qui est à l’origine de la fermeture du site. Je ne vois pas pourquoi tous les gens qui viennent ici veulent voir le silo principal : il n’y a pas eu de mort à cet endroit. Les morts sont morts à l’hôpital, des mois après. Et personne ne vient à l’hôpital pour constater l’ampleur du désastre et commémorer tous ces morts. Ils s’en foutent, à l’hôpital, il y a trop de morts différents, on ne saurait même pas où regarder pour trouver les bons. Ou bien il y a encore le cimetière mais le cimetière c’est encore pire. Trop de monde, trop de confusion, on risque de se tromper et de commémorer les mauvais morts et alors on s’expose à des poursuites judiciaires. Alors on vient voir le silo. Là au moins il n’y a pas eu de mort à cet endroit précis, ils ne risquent pas de nous faire chier, les morts, avec leurs poursuites judiciaires.
Ils sont restés un moment devant le silo principal à écouter les explications du guide qui faisait de grands gestes pour simuler une explosion. Il n’y a jamais eu d’explosion. Il y a eu des fuites, oui, mais pas d’explosion. L’Agent a commencé à suinter de la paroi du silo, malgré le blindage, malgré les isolants, malgré les couches de béton, et il a fini par atteindre les zones accessibles aux employés. Qui en ont bouffé de l’Agent. Tous les jours, ils en respiraient – même que certaines fois ils étaient en contact direct avec, surtout les nettoyeurs. Et puis un jour, il y en a un qui est tombé sur une fissure. Il a vu les millilitres qui faisaient comme une couche luisante sur le mur. Il a vite compris. Et puis il est tombé, quelque mois plus tard, comme une mouche. Alors, non. Ce n’était pas une explosion. Ils ont voulu tout planquer quand ils ont découvert cette première fissure. Mais le problème c’est que le nettoyeur en question, Pablo, il n’a pas voulu la fermer et il en a parlé à tous les autres nettoyeurs dont aucun n’a plus voulu travailler au silo principal. Alors quand il s’est fait virer, avec tout le reste de l’équipe et que la direction a décidé de s’adresser à des boîtes d’interim pour faire le boulot, Pablo, qui avait 53 ans et un avenir radieux en perspective a décidé de ne pas en rester là et il a contacté la presse locale qui a été tout de suite très intéressée par cette histoire de fuite. Par chance, tous les autres nettoyeurs et même quelques anciens employés de la maintenance se sont mis à table et l’histoire a fait boule de neige. Un mois après la découverte de Pablo, tous les médias nationaux en parlaient et c’était le début de la grande affaire de la FRAFF. Quelques mois plus tard, manque de bol, Pablo tombait en revenant de chez le boulanger, un samedi matin. Comme une mouche. Ils ont estampillé son dossier avec la mention « décédé de causes naturelles ». Pablo, qui ne buvait pas, ne fumait pas mais possédait le sens de l’humour, aurait apprécié cette attention de l’administration, qui le classait définitivement dans la même catégorie que Serge Gainsbourg.