jeudi 23 décembre 2010

Poubelle cosmique

Dans ton vaisseau dernier cri tu t'époumonnes, sans vouloir admettre que l'équipage est décédé, ravagé par une maladie qui les a fait s'entretuer et qui ressemble à la rage. Tu ne comprends pas pourquoi elle ne t'a pas emporté, toi.

Le QG terrien t'a mis en quarantaine psychologique et ne répond plus à tes messages. Ils ont coupé toute communication pour éviter la propagation du mal. Ils s'imaginent qu'il se transmet aussi ainsi. A travers les ondes.

Tu joues à des jeux stupides pendant des heures. Tu constates que le vaisseau dérive lentement vers une étoile agonisante. Mais tu ne peux rien faire, plus rien ne t'obéit.

Bientôt la chaleur de l'astre avalera ta raison et tu te demandes encore, tandis que le crépuscule se rapproche, si vraiment, comme ils te l'ont dit, tes circuits sont inaptes à la peur.

jeudi 16 décembre 2010

Impuissant vs Insoumis sort de l'ombre



On a pu assister à sa conception frénétique et chaotique sur ce blog, chantier d'une année, dont on a pris soin de balayer les poussières pour faire place nette.



Maintenant Impuissant vs Insoumis prend son quart sur le cargo d'ELP.



Impuissant vs Insoumis espère faire longue route et aimerait se faire un lecteur, une lectrice, dans chaque port.








mercredi 15 décembre 2010

Position ultrarapide

A ce moment précis, il y a la mer et une sorte de temps après la fin de toutes choses et l'on sait qu'on aura bientôt plus d'électricité.

Au dessous d'un rocher, contre les vagues et sous un soleil argenté, nous nous tenons à deux dans un cercueil. La lumière est celle de midi et il fait chaud.

Il y a urgence dans nos mouvements coincés par le bois de pin qui nous encastre. Des gens nous observent, inidentifiables. Mais ils sont intéressés par nous.

Il faut jouir absolument.

Nous nous retrouvons dans cette cabane sur la plage et c'est la nuit. Une nuit tropicale, chaude et argentée. Nous savons que tout viendra bientôt à disparaître. Que le monde change. Qu'un retour s'opère.

L'immeuble ressemble à un grand vaisseau, comme la carcasse d'un paquebot, avec des milliers de ponts et de passerelles. Les spectateurs sont toujours là, mais je suis seule.

Il faut jouir. Absolument.

vendredi 10 décembre 2010

365 planètes

Des trois maîtres de la fondrière géante qui gît en mon cerveau, le cristal javanais est le plus, incidemment, a capella.

En branchant les cutters sous la vespasienne à l'aurore des mondes arriérés, la joie, le champagne et l'or des claviers résonnent avec sidération dans mon armoire à champignons.

New order se mêle à une gainsbourure bien balancée, qui vingt ans après, crache toujours aussi bien à la gueule des puissants. Qu'ils en prennent.

Bientôt 365 jours depuis l'apocalypse.
J'entends encore ton rire qui, par dessus mon épaule, écorche doucement mes arrières-fonds et mes avant-postes, me fourgant une vie supplémentaire avec un esprit qui sur l'épaule clignote.

Sur quelle planète as-tu planté ton clope, sexy boy?

samedi 4 septembre 2010

Antirabique

Il souffrait beaucoup sur son lit de camp.
Quand Fabrice m’avait appelée pour me dire « T’as ton vaccin antirabique ? » je m’étais dit : encore un qui va avoir besoin d’un seau.

Je suis passée au centre commercial avant de rejoindre leur planque, et à la pharmacie.
Anti-inflammatoires, compresses, antispasmodiques, charbon, coton, désinfectant, seringues, gants stériles, masques, bâche en plastique, gants de vaisselle, éponges, torchons, détergent, eau de javel, sacs poubelle 110 litres, vaisselle en plastique, serpillère, tablier, deux paires de bottes en caoutchouc et l’inévitable seau. J’ai rappelé Fabrice et j’ai acheté encore deux packs d’eau minérale et un de bières, des soupes en boîte, de la compote de pommes, trois couvertures synthétiques, des boules Quiès et une cartouche de clopes.

J’ai pris mon ordinateur portable et quelques bouquins, j’ai chargé tout ça dans ma caisse et suis allée au turbin.

Fabrice avait déjà installé sa petite pharmacie, tout ce qui était sous prescription médicale était de son ressort, et nous disposions à nous deux de quoi traiter tout le quartier. Mais avec ce genre de cas, on est toujours à court de quelque chose. Il faut savoir à quoi on s’attaque.

Depuis la nouvelle législation en matière de répression du crime qui encourage fortement la prise en charge des pensionnaires psychiatriques ramassés dans les commissariats au moyen de traitements chimiques dits adaptés, et soutient la recherche pharmaceutique à coups de millions, il ne fait plus bon plaider la folie.

Ils en ont développé des médocs. Fabrice me sort de nouvelles appellations chaque semaine. Ça ne veut pas dire que leurs effets soient nouveaux. Contrôle, contention, docilité, stabilisation de l’humeur, tout ça on sait faire, et depuis un bail. « Tout est dans la nature, dit souvent Fabrice en sortant sa trousse à sédatifs rouge à croix blanche, il n’y a qu’à se baisser… » Venant du plus fanatique citadin que je connaisse, ça a un léger goût de bonne blague.

Mais il a raison : la nature a été généreuse. Au départ. Et les labos pharmaceutiques ont fait le reste. Du joli travail d’équipe, c’est sûr. Des artistes, de grands artistes. Qui, comme tous les grands artistes contemporains ont leurs admirateurs. Des fans.

Sauf qu’aux fans, on ne leur avait pas vraiment laissé le choix, au départ, de goûter à la révélation des œuvres pharmaceutiques d’helvétiques firmes qui, implantées au pied des pistes de ski, dans des zones industrielles tellement nettes qu’elles en étaient irréelles, créaient, pénardes, à l’abri de verrières signées, des philtres de contention chimique dont les usagers n’allaient plus pouvoir se passer. Et on ne les avait pas avertis qu’en sortant de cure, ils allaient morfler, les fans. Elles ont façonné des perles face auxquelles, en termes de dépendance, les benzodiazépines et même ces bons vieux barbituriques font figure de bonbons à la violette.

En arrivant à la planque, j’ai vu le gisant s’agiter, très peu, sur sa couchette. Fabrice lui préparait déjà un cocktail dont il a le secret, un truc assez fort pour lui faire perdre pied d’avec la réalité et prendre ses distances avec ce corps en dislocation.

« Il a l’air plutôt bien, je trouve.
- De la fièvre, délire, hallucinations, tension plutôt basse. Pas de convulsions. Attention, il mord.
-Ah. La fièvre, c’est normal ?
- Pfff… »

Je l’ai enseveli sous les couvertures, ai placé le seau près de lui du côté de la tête, me suis affalée dans le siège en osier fatigué qui traînait à côté du lit après avoir balancé tout mon barda sur des étagères. Ils planquaient dans une école primaire désaffectée. Tout le secteur avait été évacué pour cause de pollution du sol au mercure, entre autres. Des travaux étaient imminents depuis une petite dizaine d’année.

Pendant que Fabrice reprenait les constantes du gisant après une bonne piquouse – toujours cette délicatesse de prof de philo, avec son écharpe en laine enroulée en nœud coulant autour du cou par-dessus sa veste en velours côtelée marron toute flapie – j’ai sorti mon ordinateur et navigué un moment sur les sites d’information. Les boys avaient fait du bon boulot. Du propre, du net, sans dézinguer personne, cette fois. Ils l’avaient tiré du four sans un pli, le patron. Mais bon, le patron dérouillait sévère maintenant. Fabrice avait dispersé les boys à son arrivée. Ça ne servait à rien qu’ils traînassent autour de leur chef en pleine catharsis médicamenteuse. Et ça nuirait à son image. Il les avait félicité et les avait enjoint d’aller se biturer quelque part. Inquiets pour leur leader charismatique qui se mangeait les phalanges en transpirant à grosses gouttes, quelques un avaient hésité. Mais Fabrice leur avait distribué des bonbons et ils avaient dégagé.

Dans les médias, rien de plus alarmant que « l’évasion d’un patient de l’hôpital psychiatrique de M., mise en œuvre par des complices extérieurs bien organisés et qui n’a pas fait de victime » ne transparaissait. On ne faisait plus cas de ce genre d’évasion, parce qu’elle était vouée à l’échec, l’évadé risquant sa vie à quitter le périmètre sécurisé délimité par le type de drogues qu’on lui administrait tous les jours. Selon le niveau de sécurité, en six heures, il était incapable de marcher et en douze il convulsait. Ensuite, soit on le retrouvait encore vivant le cerveau à moitié cramé par l’état manque, soit c’était l’accident de sevrage et on le ramassait avec une pelle et une balayette. Dans les deux cas, c’était un cent pour cent de réussite pour la politique de traitement des détenus psychiatriques. Mais c’était sans compter sur Fabrice et ses recettes de grand-mère.

« Ça fait combien de temps ?
- Huit. Ils l’ont sorti cette nuit. Il tient plutôt bien la route.
- Résistant ?
- Possible. C’était son deuxième internement en secteur platane. »

Le gisant s’est retourné, a gargouillé et éternué violemment deux fois.
« Je me demande ce qu’il va nous faire… » a dit Fabrice en passant sur son crâne à la calvitie naissante une main d’intellectuel.

Bousculant chaises et pupitres, je me suis approchée du tableau noir, ai ramassé une craie par terre et commencé à y dessiner un chien. Le bruit de la craie contre le tableau a fait sursauter le malade comme s’il se prenait un coup de jus. J’ai arrêté et me suis ouvert une bière. Il faisait froid, l’immeuble n’étant naturellement plus chauffé. Mais les boys avaient rétabli l’électricité et installé deux plaques et un frigo. Pas de radiateur. La fougue de la jeunesse leur tenait chaud, avec la bière.
Je me suis rassise près du lit pendant que Fabrice consultait ses mails sur mon ordi. Le visage du malade était recouvert de craie, comme ma main. Et il était parcouru de tics nerveux. Il semblait avoir de la peine à respirer et geler sur place.

« Il a avalé quelque chose ?
- Rien depuis que je suis arrivé.
- Il ne faudrait pas lui donner à boire ?
- Il n’est pas déshydraté, il n’a pas vomi, et pas de courante. Et puis l’eau peut avoir des effets surprenants dans son cas.
- Et un sérum physiologique ?
- Même un sérum physiologique. »

Je l’ai observé de plus près.

« Dis, tu trouves pas bizarre qu’il soit aussi peu…démonstratif ? Je veux dire d’habitude ils hurlent à la mort, ils se cognent dans tous les coins et se répandent partout. Mais là, j’ai l’impression que ça tape moins fort, je ne sais pas…
-C’est parce que ça tape à l’intérieur et qu’il n’arrive pas à sortir tout ça. Ce n’est pas forcément bon signe. Le S21 fait ça : rien n’est visible mais ça cogne dur. Tout se passe dans le cerveau, qui perçoit de la douleur mais ne peut pas l’exprimer.
- Mais son cerveau va fondre alors…
- S’il n’implose pas. » Fabrice s’est marré.

Bon. Enfermé dans un corps de douleur sans pouvoir gueuler un bon coup histoire de ne pas déranger les voisins. La misère.

« Il va claquer tu crois ?
- Pas s’il tient les six prochaines heures. Avec ce que je lui ai mis, il devrait avoir assez de recul pour s’en tirer, normalement. Mais après, ce n’est qu’une question de hargne. S’il est préparé à ça et qu’il sait que ça va s’arrêter un jour, il a plus de chances… »

Le cri est perçant, animal. Une bordée d’insultes noyées dans des pleurs déchirants.

« Tu disais quoi sur le S21 ?
- Apparemment, il a trouvé le moyen de sortir. C’est possible dans quelques pour-cent des cas. Il faut une sacrée expérience des sédatifs, pour s’en dépêtrer comme ça. Ça va aller vite à partir de maintenant. »

Le type se retourne encore une fois sur sont lit de camp qu’il fait craquer. Je me suis levée et distanciée un peu, pas envie de me faire ronger un morceau. Fabrice a délaissé l’ordinateur et ses bluettes numériques. Il l’observe avec son masque de clinicien sans pareil.

Allongé sur le côté, il nous scrute, passant lentement de l’un l’autre. Son regard est particulièrement brillant – la fièvre – mais aussi excessivement lucide et serein. Au bout d’un moment, il ouvre une bouche qui dégoutte de sang et de salive. Il a dû se mordre. Il semble essayer de parler mais ni Fabrice ni moi ne pouvons le décoder : ses mots sont englués de sang, de douleur et d’analgésiques. Il répète, plusieurs fois, la même phrase courte. Penchés en avant comme des idiots, nous tendons l’oreille, fascinés, sans oser approcher du corps prêt à rompre.

Et puis Fabrice percute, et me murmure : « Je crois qu’il s’adresse à toi. »

L’homme se répète encore, articulant pour bien se faire comprendre : « Tes jambes….tes jambes…sur mes épaules. »

Glacée, je suis, par l’érotisme des cellules capitonnées.

samedi 21 août 2010

Programme laine

A l'hôpital on avait monté un groupe avec ma soeur et trois autres gars de mon bloc.
Programme laine, c'était le nom du groupe.
Parce qu'on était fragiles.

mercredi 24 février 2010

Impuissant vs Insoumis part IV

« Alors c’était quoi ton petit numéro, le service rendu à la communauté ? Tu te fais bien payer pour ça, non ? Un bon paquet ?
- Fallait bien te convaincre. C’est pas très bon de parler affaires tout de suite. Je me suis dit que je devrais me refaire une petite virginité pour que tu acceptes de venir avec moi. T’es pas du genre à t’exciter pour du fric. » Nous descendons lentement, étage après étage, les marches métalliques. Une rumeur chaude nous enveloppe. Je n’ai plus froid. L’humidité des sous-sols commence à se faire sentir, et plus nous nous enfonçons, plus elle se fait lourde. La poignée lisse du jerrican glisse dans mes mains et m’oblige à m’arrêter régulièrement pour retrouver une prise solide. L’obscurité se prolonge en-dessous de nous, brisée seulement à échelons réguliers par les lumières d’urgence. Je me tais. Nos souffles restent les seuls bruits, accompagnés du cognement sourd de nos pas dans l’escalier.

La descente me paraît plus longue qu’elle ne devrait : j’ai arrêté de compter au quatorzième sous-sol. Parfois, j’aperçois une porte de fer en dessous d’une lumière, je me demande sur quoi elle ouvre. Au moment où je me décide à poser la question, nous atterrissons sur un palier de béton que prolonge un couloir éclairé par une série d’ampoules jaunes protégées par des grilles. Il doit bien faire cinquante mètres de long. Au fond se dessine la double porte d’un ascenseur monumental. Devant l’entrée, contre le mur, est installée derrière un petit bureau une silhouette noire filiforme qui se balance sur une chaise en bois. Sans s’arrêter, J. Stern s’avance dans le couloir vers l’ascenseur. La silhouette se redresse et tourne dans sa direction une face blafarde et oblongue.

Il porte un costume impeccable, fin XIXème, et il est très maigre. Ses cheveux rares et gris sont plaqués sur son crâne. Il doit avoir dans les soixante-dix ans. Son visage s’éclaire à notre vue et un sourire noir s’élargit à mesure que nous avançons. Devant lui sont posés une série de rouleaux de tickets de différentes couleurs. Il se lève lentement. Sa voix est étonnamment juvénile lorsqu’il s’adresse à J. Stern.
« Salut mon étoile. Comment va ? Le soleil brille encore de ses lointains rayons en ce matin d’argent ?
- Deux. » La voix de J. Stern est enrouée. Il balance une poignée de pilules blanches sur le bureau étroit. Le préposé aux tickets s’empare des pilules avec avidité, ses longs doigts osseux grattant le bois sans trembler. Il s’adresse à moi comme s’il me connaissait.
« Salut Mademoiselle ! Alors on se décide enfin à nous rendre visite ? Ça se fête : je vous fais un tarif spécial, pour l’occasion. » Il balance en l’air l’une des pilules qu’il raclé sur la table que J. Stern récupère au vol avec une dextérité surprenante et glisse dans sa poche. Il me sourit et son sourire est énigmatique.

Le vieillard aux tickets nous fait signe d’attendre. Nous nous adossons contre le mur, en silence. A intervalles réguliers, J. Stern consulte sa montre. Je n’entends aucun bruit. Je me sens à nouveau engourdie. Il me semble que je devrais entendre le son de l’ascenseur qui circule. Il a l’air d’être hors d’âge et moderne à la fois. Il est massif, ses portes d’acier hermétiquement fermées absorbent la lumière et renvoient de faux reflets ternes sous les lampes du couloir. De grandes trainées anthracite témoignent de choses passées qui se seraient écroulées contre ces portes, qui auraient glissé, qui se seraient agrippées. Sur ses portes, un vaste numéro 2 à la graphie totalitaire presque illisible se laisse déchiffrer.

C’est un grincement aigu qui m’alerte, loin dans l’arrière-fond de mon crâne, dans ces zones dont on imagine qu’elles servent l’instinct de survie. Avant le son, l’onde. Affutée comme une lame de rasoir toute neuve, pas encore déballée mais pleine de promesses, l’onde qui grince progresse à travers les différentes couches de mon cerveau et se scinde en deux, prenant en partie la consistance d’une manifestation audible, très lentement. L’oreille n’a pas l’air d’y toucher, ça vient de l’intérieur tout ça. Précisément, ça vient du dos. Je porte la main à ma tête et je m’aperçois que J. Stern m’observe attentivement. Ses yeux sont vaguement inquiets pendant une seconde, puis son visage cesse cette crispation qui m’angoisse, pour passer à une sorte de décadente bienveillance que je ne trouve absolument pas drôle.
« L’ascenseur arrive, n’est-ce pas ? Il est bientôt l’heure.
- Quoi ? » Ma voix est un coassement. Le son se divise en vibration. Ce sont les os de mon dos qui transmettent l’onde, le son, la vibration. Trois sensations distinctes, qui accompagnent un même objet, qui s’élève, plein d’inertie puissante et inéluctable. L’ascenseur monte vers nous. J’ai soudain l’impression de flotter sur une mer d’huile.

J. Stern ne quitte plus des yeux sa montre, à présent. Je jette un coup d’œil, il est 10h10. Le temps passe-t-il si vite ? En me penchant vers lui pour regarder sa montre, je perçois à nouveau l’odeur d’hydrocarbure qui le caractérise. Elle est forte, étouffante et m’écœure. Avec la vibration qui augmente, je suis à fond de cale d’un gros tanker. J. Stern remue les lèvres en silence, comme s’il comptait les secondes. Ce qu’il fait.

Un cri inhumain déchire l’espace du couloir où nous nous trouvons. Je sursaute comme un animal, ce qui fait hurler de rire les deux autres. Le cri se prolonge dans gargouillement d’agonie strident. Je cherche l’origine. Je n’avais pas vu le haut parleur triangulaire, placé à l’angle supérieur droit de l’ascenseur, qui vomit avec énergie ce cri d’homme torturé. Je me demande s’il y a des mots dans tout ça. Incompréhensibles. Au départ. Mais il me semble repérer un motif répété. Une phrase qu’on redit. Est-ce que je connais cette langue ? Je perçois, ou imagine deviner ces chiffres : deux et treize.

Le cri s’achève brutalement, mais ce n’est pas pour ça que le bruit s’arrête. Le son de l’ascenseur, couvert pendant un instant par le cri, s’est intensifié au niveau de celui de la scie à béton et la vibration qu’il dégage fait trembler le bureau et la chaise du vieillard. Ce dernier me regarde avec une certaine euphorie. J. Stern, toujours concentré sur sa montre, suit le mouvement des aiguilles des secondes. On peut sentir le monstre d’acier émerger des profondeurs de la terre, déchirant sa cage de fer et de béton. Avec bruit du métal contre le métal, la puissance phonique se développe à la hauteur de celle d’un gros réacteur d’avion. Je vais disparaître dans les décombres fumants d’une cage souterraine et inconnue, à cent mètres sous la civilisation, des câbles fouetteront l’air du couloir avant de trancher mes membres inutiles et de hâter mon trépas.

J. Stern hoche doucement la tête pour un compte à rebours. Lorsque ses yeux se ferment et que son sourire prend une tournure extatique, lorsque mes os vibrent tellement que je les sens se disloquer, une sorte d’explosion se fait, à l’envers, dont le souffle nous percute avant de s’enrouler sur lui-même et de se planquer là où on ne le trouvera pas.

J.Stern baisse une dernière fois la tête, les yeux rivés sur les aiguilles, avant de lever le regard.
« Pile. » D’instinct, je vise le cadrant. Il est 10h13.

Le silence s’est fait. Je respire. J’ignore pourquoi, je me dis que j’aurai encore à endurer ça.

Les portes s’écarquillent lentement, rouillées, crasseuses, mais leur grincement paraît inoffensif en comparaison avec ce que je viens de vivre. Le vieux nous fait signe de nous presser. J. Stern me pousse dans la cabine.
« Il doit repartir dans la même minute. » Avant que j’aie eu le temps de me terroriser pour la suite – voyager à l’intérieur de cette monstruosité qui a failli avoir ma peau - les portes se ferment et la cabine plonge.

La chute se fait dans un silence relatif qui me paraît absolu. La machine fonctionne, tombe, sans m’assourdir, ce que je trouve agréable. Je suis épuisée. Lentement, je glisse le long de la paroi du fond, m’assois. J. Stern est posté près de la ligne interminable des boutons lumineux des étages, qui sont tous éclairés, et tous illisibles. Les bras croisés, il semble réfléchir. Je ne l’ai pas vu si grave depuis notre rencontre. Il a sorti un cure-dent en argent de sa poche, qu’il semble vouloir déchiqueter avec ses dents.
« Tout va bien ? » Il se tire de sa rêverie et réagit par l’action, prenant appui sur la paroi, de son pied droit, puis sur la paroi contiguë, de son pied gauche. Il se hisse dans l’angle de la cabine, en adhésion, avec une certaine facilité, et se retrouve à donner de violents coups dans le plafond. Il fait sauter un carré de contreplaqué et avec une certaine hargne, glisse sa main dans l’espace situé au-dessus du faux-plafond. Son corps s’élève et disparaît à moitié dans le trou. Il s’étire puis il retombe dans notre habitacle, un sac poubelle à la main.

Sa voix est chaleureuse quand il commence à fouiller dans le 110 litres noir.

« Faut se changer. »

mercredi 20 janvier 2010

Impuissant vs Insoumis part III

La ville prend vie, mais elle fait comme si nous n’existions pas. Nous traversons des rues à peine peuplées. L’air froid m’agresse comme un petit malin, mais le jerrican de 25 litres que je trimballe se charge de me réchauffer. La gare n’est pas tout près, pour l’atteindre, à pied, il faut longer une dizaine de rues qui plongent dans le cœur de la ville. J’habite en ville, mais pas exactement là où tout se passe, où les gens se s’amassent, où tout est sous la main. J’ai besoin de calme. La nuit plus encore que le jour, pour travailler. Nous sommes dimanche, ce qui veut dire que la gare centrale ne sera pas prise d’assaut. Derrière moi, j’entends la sirène du camion des pompiers – je l’imagine – le plus gros, avec la grande échelle. Je me retourne. Les flammes sont à peine visibles, mais une épaisse fumée se dégage du cinquième étage. Pas très réussi, je trouve.

J’essaie de tenir le rythme, il marche vite. Je lui lance : « Tu ne crois pas qu’il va rester des restes de corps ? J’ai l’impression que le feu s’étouffe.
- Ne t’inquiète pas pour ça. Les corps, qu’on les retrouve ou pas, ça n’a pas d’importance. L’important c’est que le feu passe. » Ah bon, que le feu passe. Il faudra qu’on m’explique. Pendant le trajet j’en profite pour lui poser une foule de questions. Sur sa boîte à lettres, il est marqué J. Stern. L’étoile. C’est son vrai nom ? D’où est-ce qu’il vient ? Qui sont ces gens qu’il tue ? Et pourquoi il a besoin de tout ce sang ? Qu’est ce qu’on va en faire ? Est-ce que la communauté, c’est une bande de vampires ? Et le 42ème sous sol, c’est où ? Pourquoi on prend le train ? On ne devrait pas descendre ? Il me répond patiemment.


Oui, Stern c’est son vrai nom. Il vient du 42ème sous-sol. Les gens qu’il tue sont choisis au hasard. Le sang, c’est comme l’humanitaire, du bon business. La communauté n’est pas une bande de vampires, mais des humains comme lui et moi. Le 42ème sous-sol, c’est le 42ème étage sous la ville, sous les caves, les parkings, les canalisations, les abris antiatomiques. On prend le train parce que l’accès le plus sûr au 42ème sous-sol est situé en périphérie de la ville, dans la banlieue nord. On va descendre là-bas. Nous arrivons enfin à la gare, achetons docilement nos titres de transport à des automates froids, nous dirigeons vers les quais destinés aux trains régionaux. Sur le quai numéro 4, désert, le train nous attend. C’est un vieux modèle sans étage, sans climatisation et presque sans chauffage. Nous nous engouffrons dans la deuxième voiture, qui est vide, nous installons, face à face, nos jerricans entre nos pieds. Je prends enfin la mesure du froid qui nous transperce. Mon léger pull noir ne suffit pas, dans l’immobilité du wagon. Lui, dans sa chemise à carreaux, ne semble pas souffrir.
« J’aurais dû prendre mon manteau. Je suis partie trop précipitamment.
- Bientôt ils vont allumer le chauffage. Quand le train est à quai, ils font des économies. C’est ça les trains de banlieue. » Nous bavardons comme deux passagers qui ne se connaissent pas et qui auraient entamé la discussion pour passer le temps. Au bout d’un moment, le chauffage se met en route et commence à souffler de manière intempestive de grandes masses d’air chaud dans le wagon. Je frotte mes mains gelées l’une contre l’autre en appréciant l’air vicié. La locomotive diesel se met en route lourdement, et son passage sur les aiguillages nous bouscule. Nous allons nous arrêter à toutes les gares secondaires. Un seul passager grimpera dans notre voiture, un grand homme noir vêtu d’une parka de bonne qualité qui s’installera en diagonale de nous. Il porte un bonnet de laine. Quand il l’enlève, son crâne rasé brille au soleil qui point à travers la fenêtre du train. Il nous ignore, sort un gros livre de son sac à dos et se met à lire. J. Stern jette de temps un coup d’œil dans sa direction. Nous devenons silencieux. Deux gares plus loin, l’homme descend. En passant devant nous, il donne une tape amicale sur l’épaule de J. Stern qui lève la tête en direction de l’homme et lui sourit, un sourire ouvert, paisible. Ils n’auront pas échangé un mot.
« C’est qui ce type ?
-Un ami. On prend souvent le même train. Il a été transfuge aussi pendant des années, mais maintenant il préfère rester en surface. Il a une copine.
- Transfuge ? Je ne vois pas bien… Tu peux m’expliquer ? Et pourquoi il ne s’est pas assis avec nous si c’est ton ami ?
- Moi je suis un transfuge. Tu verras bientôt en quoi ça consiste. Et tu comprendras aussi pourquoi c’est mieux de ne pas montrer qu’on se connaît, en surface. »


Dans la chaleur du train, je m’engourdis. Le train m’a toujours fait cet effet-là. La somnolence. Je regarde par la fenêtre la ville qui défile, grise sous le soleil du matin, alignant des bâtiments plus laids les uns que les autres. Je me dis que ne n’ai jamais aimé cette ville. C’est une cité sans âme, sans histoire et sans beauté. Ceux qui l’ont construite ont trouvé commode la proximité du fleuve autour duquel ils ont bâti. Rien de plus. Tout y a été conçu de manière fonctionnelle, pour faciliter les transports entre domiciles privés, lieux de travail et centres commerciaux. Rien d’autre qui pourrait perturber les préoccupations terre à terre de ses habitants. Même les lieux où l’on s’amuse m’ont toujours paru tristes. Ils sont concentrés au centre ville, à proximité des commerces et des bureaux, ils prescrivent des alcools, des films et de la musique autorisés par ceux qui tiennent la ville, une culture soigneusement sélectionnée pour ne pas occasionner de réflexion trop perturbante mais pour divertir, divertir. Je n’ai rien contre le divertissement mais même leur manière de se divertir – celle des habitants – ne me paraît pas très drôle. C’est pour ça sans doute que je ne m’amuse pas beaucoup dans cette ville. Je me demande pourquoi je n’ai jamais songé à la quitter. J’ai l’impression que l’idée me vient à l’esprit pour la première fois. J’en conclus que je ne suis pas si différente de ses autres habitants de cette ville et que les perspectives limitées qu’elle propose me conviennent finalement. Une chanson que je n’ai pas écoutée depuis longtemps me revient : « Kings Cross hot shots, Jesus Christ on web blogs, Cowboy at a cop shop, Tiger in a drug store. » Un tigre dans une pharmacie, voilà quelque chose qui me divertirait.
« Hey, t’endors pas, on est presque arrivés. » En effet, la banlieue nord défile devant nous de plus en plus lentement. C’est la partie de la ville la moins entretenue. Les immeubles, majoritairement des tours et des barres, font de l’ombre à des squares pelés, pourvus d’arbres rachitiques. On voit peu de monde dans les rues, peu de voitures. Il fait plein jour maintenant et le soleil aiguise les arêtes des bâtiments. Le train stoppe dans une petite gare vide balayée par le vent glacial. Nous sommes les seuls à descendre.

Nos jerricans à la main, nous descendons dans le sous-sol de la gare. Le froid qui habite les couloirs me raidit les muscles. Je ne sens plus mes doigts. Les murs sont recouverts de carreaux de céramique gris sale, tachés d’enthousiastes giclées rouges et brunes ; l’éclairage, sous forme de néons blafards, est défectueux. Nous nous arrêtons au beau milieu d’un couloir. Bien que l’aspect sordide de ce passage souterrain me saute aux yeux, je ne me sens ni effrayée ni angoissée. Je me sens comme dans un aéroport, avant un départ pour un long voyage, une destination lointaine. Les passagers du vol GZ318 a destination de… La voix de l’hôtesse de l’air que j’imagine aussi blonde et belle que possible, se perd dans un bruit de clés qui percute les carreaux du couloir. Mon steward en salopette de peintre m’adresse un sourire succinct en triturant avec sa clé carrée la serrure d’une porte couverte de rouille que je n’avais pas remarquée. « Maintenant, on va descendre. » Je le suis dans le mur. Il n’y a qu’un espace étroit qui dissimule un angle droit. Derrière, une volée de marches métalliques qui se multiplie. La cage d’escalier, de béton nu, est éclairée par des lumignons verts et rouges en alternance, des lumières de sortie de secours. Sauf qu’à ce que je vois, il n’y a pas de sortie de secours. « On fait la moitié à pied, après c’est l’ascenseur. Faut pas qu’on le rate. » Vingt étages à descendre, bien, ça va nous faire une petite balade. De quoi causer.
« Et si tu me parlais de nos cinquante litres de sang, pendant qu’on descend, hein ?
- Faut pas trop parler. Garde ton oxygène, pendant que t’en as encore. C’est un produit de luxe, en bas tu verras, tu peux en tirer un bon paquet.
- Pardon ?
- L’oxygène de surface, en bas, c’est très prisé. Tu peux en tirer un bon paquet.
- Mais quoi ? Je ne te comprends pas. Comment tu veux que je vende mon oxygène ? Et pourquoi faire ? »
Et puis oui, je comprends. « En vendant mon sang ? C’est ça qu’on trimballe ? Du sang avec de l’oxygène de surface ? Tu vends de l’oxygène de surface ?

- Ouais. On peut en tirer un bon paquet.»