mercredi 20 janvier 2010

Impuissant vs Insoumis part III

La ville prend vie, mais elle fait comme si nous n’existions pas. Nous traversons des rues à peine peuplées. L’air froid m’agresse comme un petit malin, mais le jerrican de 25 litres que je trimballe se charge de me réchauffer. La gare n’est pas tout près, pour l’atteindre, à pied, il faut longer une dizaine de rues qui plongent dans le cœur de la ville. J’habite en ville, mais pas exactement là où tout se passe, où les gens se s’amassent, où tout est sous la main. J’ai besoin de calme. La nuit plus encore que le jour, pour travailler. Nous sommes dimanche, ce qui veut dire que la gare centrale ne sera pas prise d’assaut. Derrière moi, j’entends la sirène du camion des pompiers – je l’imagine – le plus gros, avec la grande échelle. Je me retourne. Les flammes sont à peine visibles, mais une épaisse fumée se dégage du cinquième étage. Pas très réussi, je trouve.

J’essaie de tenir le rythme, il marche vite. Je lui lance : « Tu ne crois pas qu’il va rester des restes de corps ? J’ai l’impression que le feu s’étouffe.
- Ne t’inquiète pas pour ça. Les corps, qu’on les retrouve ou pas, ça n’a pas d’importance. L’important c’est que le feu passe. » Ah bon, que le feu passe. Il faudra qu’on m’explique. Pendant le trajet j’en profite pour lui poser une foule de questions. Sur sa boîte à lettres, il est marqué J. Stern. L’étoile. C’est son vrai nom ? D’où est-ce qu’il vient ? Qui sont ces gens qu’il tue ? Et pourquoi il a besoin de tout ce sang ? Qu’est ce qu’on va en faire ? Est-ce que la communauté, c’est une bande de vampires ? Et le 42ème sous sol, c’est où ? Pourquoi on prend le train ? On ne devrait pas descendre ? Il me répond patiemment.


Oui, Stern c’est son vrai nom. Il vient du 42ème sous-sol. Les gens qu’il tue sont choisis au hasard. Le sang, c’est comme l’humanitaire, du bon business. La communauté n’est pas une bande de vampires, mais des humains comme lui et moi. Le 42ème sous-sol, c’est le 42ème étage sous la ville, sous les caves, les parkings, les canalisations, les abris antiatomiques. On prend le train parce que l’accès le plus sûr au 42ème sous-sol est situé en périphérie de la ville, dans la banlieue nord. On va descendre là-bas. Nous arrivons enfin à la gare, achetons docilement nos titres de transport à des automates froids, nous dirigeons vers les quais destinés aux trains régionaux. Sur le quai numéro 4, désert, le train nous attend. C’est un vieux modèle sans étage, sans climatisation et presque sans chauffage. Nous nous engouffrons dans la deuxième voiture, qui est vide, nous installons, face à face, nos jerricans entre nos pieds. Je prends enfin la mesure du froid qui nous transperce. Mon léger pull noir ne suffit pas, dans l’immobilité du wagon. Lui, dans sa chemise à carreaux, ne semble pas souffrir.
« J’aurais dû prendre mon manteau. Je suis partie trop précipitamment.
- Bientôt ils vont allumer le chauffage. Quand le train est à quai, ils font des économies. C’est ça les trains de banlieue. » Nous bavardons comme deux passagers qui ne se connaissent pas et qui auraient entamé la discussion pour passer le temps. Au bout d’un moment, le chauffage se met en route et commence à souffler de manière intempestive de grandes masses d’air chaud dans le wagon. Je frotte mes mains gelées l’une contre l’autre en appréciant l’air vicié. La locomotive diesel se met en route lourdement, et son passage sur les aiguillages nous bouscule. Nous allons nous arrêter à toutes les gares secondaires. Un seul passager grimpera dans notre voiture, un grand homme noir vêtu d’une parka de bonne qualité qui s’installera en diagonale de nous. Il porte un bonnet de laine. Quand il l’enlève, son crâne rasé brille au soleil qui point à travers la fenêtre du train. Il nous ignore, sort un gros livre de son sac à dos et se met à lire. J. Stern jette de temps un coup d’œil dans sa direction. Nous devenons silencieux. Deux gares plus loin, l’homme descend. En passant devant nous, il donne une tape amicale sur l’épaule de J. Stern qui lève la tête en direction de l’homme et lui sourit, un sourire ouvert, paisible. Ils n’auront pas échangé un mot.
« C’est qui ce type ?
-Un ami. On prend souvent le même train. Il a été transfuge aussi pendant des années, mais maintenant il préfère rester en surface. Il a une copine.
- Transfuge ? Je ne vois pas bien… Tu peux m’expliquer ? Et pourquoi il ne s’est pas assis avec nous si c’est ton ami ?
- Moi je suis un transfuge. Tu verras bientôt en quoi ça consiste. Et tu comprendras aussi pourquoi c’est mieux de ne pas montrer qu’on se connaît, en surface. »


Dans la chaleur du train, je m’engourdis. Le train m’a toujours fait cet effet-là. La somnolence. Je regarde par la fenêtre la ville qui défile, grise sous le soleil du matin, alignant des bâtiments plus laids les uns que les autres. Je me dis que ne n’ai jamais aimé cette ville. C’est une cité sans âme, sans histoire et sans beauté. Ceux qui l’ont construite ont trouvé commode la proximité du fleuve autour duquel ils ont bâti. Rien de plus. Tout y a été conçu de manière fonctionnelle, pour faciliter les transports entre domiciles privés, lieux de travail et centres commerciaux. Rien d’autre qui pourrait perturber les préoccupations terre à terre de ses habitants. Même les lieux où l’on s’amuse m’ont toujours paru tristes. Ils sont concentrés au centre ville, à proximité des commerces et des bureaux, ils prescrivent des alcools, des films et de la musique autorisés par ceux qui tiennent la ville, une culture soigneusement sélectionnée pour ne pas occasionner de réflexion trop perturbante mais pour divertir, divertir. Je n’ai rien contre le divertissement mais même leur manière de se divertir – celle des habitants – ne me paraît pas très drôle. C’est pour ça sans doute que je ne m’amuse pas beaucoup dans cette ville. Je me demande pourquoi je n’ai jamais songé à la quitter. J’ai l’impression que l’idée me vient à l’esprit pour la première fois. J’en conclus que je ne suis pas si différente de ses autres habitants de cette ville et que les perspectives limitées qu’elle propose me conviennent finalement. Une chanson que je n’ai pas écoutée depuis longtemps me revient : « Kings Cross hot shots, Jesus Christ on web blogs, Cowboy at a cop shop, Tiger in a drug store. » Un tigre dans une pharmacie, voilà quelque chose qui me divertirait.
« Hey, t’endors pas, on est presque arrivés. » En effet, la banlieue nord défile devant nous de plus en plus lentement. C’est la partie de la ville la moins entretenue. Les immeubles, majoritairement des tours et des barres, font de l’ombre à des squares pelés, pourvus d’arbres rachitiques. On voit peu de monde dans les rues, peu de voitures. Il fait plein jour maintenant et le soleil aiguise les arêtes des bâtiments. Le train stoppe dans une petite gare vide balayée par le vent glacial. Nous sommes les seuls à descendre.

Nos jerricans à la main, nous descendons dans le sous-sol de la gare. Le froid qui habite les couloirs me raidit les muscles. Je ne sens plus mes doigts. Les murs sont recouverts de carreaux de céramique gris sale, tachés d’enthousiastes giclées rouges et brunes ; l’éclairage, sous forme de néons blafards, est défectueux. Nous nous arrêtons au beau milieu d’un couloir. Bien que l’aspect sordide de ce passage souterrain me saute aux yeux, je ne me sens ni effrayée ni angoissée. Je me sens comme dans un aéroport, avant un départ pour un long voyage, une destination lointaine. Les passagers du vol GZ318 a destination de… La voix de l’hôtesse de l’air que j’imagine aussi blonde et belle que possible, se perd dans un bruit de clés qui percute les carreaux du couloir. Mon steward en salopette de peintre m’adresse un sourire succinct en triturant avec sa clé carrée la serrure d’une porte couverte de rouille que je n’avais pas remarquée. « Maintenant, on va descendre. » Je le suis dans le mur. Il n’y a qu’un espace étroit qui dissimule un angle droit. Derrière, une volée de marches métalliques qui se multiplie. La cage d’escalier, de béton nu, est éclairée par des lumignons verts et rouges en alternance, des lumières de sortie de secours. Sauf qu’à ce que je vois, il n’y a pas de sortie de secours. « On fait la moitié à pied, après c’est l’ascenseur. Faut pas qu’on le rate. » Vingt étages à descendre, bien, ça va nous faire une petite balade. De quoi causer.
« Et si tu me parlais de nos cinquante litres de sang, pendant qu’on descend, hein ?
- Faut pas trop parler. Garde ton oxygène, pendant que t’en as encore. C’est un produit de luxe, en bas tu verras, tu peux en tirer un bon paquet.
- Pardon ?
- L’oxygène de surface, en bas, c’est très prisé. Tu peux en tirer un bon paquet.
- Mais quoi ? Je ne te comprends pas. Comment tu veux que je vende mon oxygène ? Et pourquoi faire ? »
Et puis oui, je comprends. « En vendant mon sang ? C’est ça qu’on trimballe ? Du sang avec de l’oxygène de surface ? Tu vends de l’oxygène de surface ?

- Ouais. On peut en tirer un bon paquet.»