vendredi 18 février 2011

Tes contours se font plus précis à mesure que le temps passe

J’écris à de lointains amis et à mesure que ma haine fluctue, ton image se fait en moi, et je sens ta main sur mon épaule, tendue et ta voix qui rigole dans mon oreille que tout est loin maintenant que tout est loin.

Que ferais-je pour un instant encore avec toi, un après-midi, ensoleillé dans ta cuisine, nos verres de vin et de quoi s’embrumer, je mettrai le monde à feu et à sang, mon ami, je mettrai le monde à feu et à sang.

L’hiver est ta saison maintenant, il l’a toujours été et dans ton regard bleu explosé par la glace et par la grâce je reste là à te contempler toi qui marches encore à côté de moi au bord du lac ton bras raide sous le mien et ton rire qui me fait mal et ton rire qui me fait mal.

Il n’y a plus rien maintenant mais quand est-ce qu’on arrêtera de pleurer dis-moi ?

mercredi 9 février 2011

ARES1.0

Ça faisait plus d’une heure qu’elle végétait sous la douche. Le Petit, qui n’avait pas l’habitude de se faire patient, atteignait tranquillement de ses limites. Il ne se demandait même pas pourquoi elle restait coincée là, sous la douche. Il s’en foutait complètement. Ce qui lui importait, c’est que tout ce temps qu’elle passait sous la douche, elle ne le passait pas sous lui. Du temps qu’elle lui devait. C’était ce qu’il s’imaginait. Bizarrement, à ce moment-là, il ignorait pourquoi, il avait décidé de lui laisser ça, ce temps-là qu’elle pouvait se consacrer à elle-même, alors qu’elle aurait dû le consacrer à lui. Mais voilà, trop bon trop con. Il constatait encore une fois qu’on ne pouvait pas faire confiance aux autres, qu’ils abusaient systématiquement. En matière d’abus, lui, il en connaissait un rayon. On ne la lui faisait plus, à lui, depuis un bon bout de temps.

Il se leva lentement du lit de camp qui grinçait dans la pièce délabrée, vaste, inondée de lumière, qui contenait ses quelques effets personnels, abandonnables en quelques minutes si la flicaille se pointait. Depuis longtemps il s’était habitué à ne rien posséder. Le Moine, c’est ainsi qu’on aurait dû le surnommer. Il aurait aimé. Mais on ne l’avait pas surnommé ainsi. On l’avait surnommée le Petit, parce qu’il avait invariablement été, et de loin, le plus jeune, et donc le plus petit, parmi les pensionnaires de la maison de correction qu’il avait fréquentée régulièrement pendant son enfance. Le Petit teigneux, c’est comme ça que les éducateurs l’appelaient : « Eh toi, le petit teigneux, lâche ce couteau ! » C’était donc logiquement le Petit qui lui collait à la peau, même si aujourd’hui, à l’âge adulte, il avait atteint une taille convenable. Il s’en balançait. Le Petit, ça lui donnait un bête côté doux et gentil.

Il l’avait ramassée dans une ruelle, la nuit précédente. Elle sortait d’un rade planté juste avant la zone industrielle sinistrée où il habitait, près du fleuve. Elle rentrait chez elle, à pied, complètement bourrée, en parlant du cosmos. Il l’avait chopée contre un container en lui promettant un dernier verre dans son loft si elle se montrait gentille. Elle avait acquiescé, les yeux vides, mais le sourire aux lèvres, avenant. Un moment, elle l’avait même regardé en face. Ça l’avait un peu impressionné vu qu’il l’avait bousculée. Elle n’avait pas moufté. A croire qu’elle n’avait pas de système d’alarme intégré.

C’était une tronche. Sur le chemin elle balbutiait des choses sur un laboratoire expérimental où elle travaillait et sur des plantes. Des plantes particulières. Elle disait, des plantes de l’extrême, qui survivait dans des conditions hostiles, sans eau, sans lumière, sans oxygène, sans rien. Mais qui poussaient quand même. Elle avait passé des années à travailler sur ces plantes, à prouver qu’elles étaient viables, à développer des théories et maintenant, elle se faisait bouffer par elles. Les plantes, ses plantes, étaient aujourd’hui destinées à intégrer un module expérimental qui devait être installé à bord de ARES1.0. La viabilité de ces plantes particulièrement résistantes devait être mise à l’épreuve de l’atmosphère martienne. Dans la perspective d’un scénario nettement moins réjouissant, ces mêmes végétaux étaient envisagés comme ration de survie en cas de problème technique qui conduirait à prolonger le séjour des occupants de la navette. On leur reconnaissait en effet des vertus caloriques et non toxiques pour les humains. La fille crachait sur leur existence avec une énergie que le Petit n’avait vu auparavant déployée que chez des types terrorisés à l’idée se chier dessus en crevant. La fille n’avait pas l’air très étanche, ça l’avait excité.

Ils avaient pris du bon temps dans l’ancien atelier désaffecté qui lui servait de palais. Elle l’avait pris tel quel. Elle n’avait pas fait attention à ses maladresses, à sa brusquerie. Elle ne lui souriait pas perfidement, elle n’essayait pas de lui soutirer du fric, elle ne monnayait pas ses faveurs contre une protection. Elle ne riait pas exagérément à ses blagues. Elle ne lui faisait pas de vrai-faux regards dans les yeux. Elle ne cherchait pas à noyer le poisson. Elle ne le poussait pas à boire ou à prendre n’importe quelle came pour lui fracasser la gueule et ainsi le rendre inopérant. Elle ne consultait pas son portable à tout bout de champ. Elle ne parlait pas de ses copines, de ses problèmes de santé. Elle ne cherchait pas à provoquer en lui la pitié ou l’admiration. Elle ne se regardait pas dans le morceau de miroir biseauté qui tenait encore debout le long d’un mur quand il la baisait. Elle ne soupirait pas d’impatience. Elle ne se comportait pas comme une lolita jet-setteuse de dix ans passée de date. Il en avait connu, des Paris en bout de course, qui acceptaient de se faire tringler par lui parce qu’il n’était plus à la cote et que, justement à cause de ça, il devait le plus souvent raquer.

Elle était un peu plus âgée que la plupart des filles qu’il rançonnait d’habitude, mais elle était gratuite et pas trop mal foutue pour son âge, la trentaine entamée, brune, la coupe au carré, les yeux marron derrière les strictes lunettes à monture noire. Une petite nerveuse, physiquement. Entraînée, saine, des muscles peaufinés par une pratique bien dosée. Il le lui avait dit. Elle lui avait répondu qu’on l’avait forcée à une certaine discipline. Il sentait bien, aussi, un mental de Sioux scrutant l’horizon sur sa colline pendant des plombes. Il le lui avait dit aussi. Elle lui avait répondu la même chose. Il lui avait demandé pourquoi. Elle lui avait répondu que les rêves de certains faisaient les cauchemars des autres. C’était ça, cette fille : une universitaire, qui dix ans durant, la vingtaine, la fleur de l’âge, l’avait passée dans ses bouquins et s’était elle-même retranchée du marché du cul. C’était elle qui le disait. Avec d’autres mots. Elle avait beaucoup sacrifié à ses plantes. Ses plantes. Et il n’y avait qu’elle, il n’y avait qu’elle pour comprendre et anticiper leur délicate mécanique. Leur putain de délicate mécanique. Mais c’était seulement maintenant qu’elle se rendait compte du retard accumulé à cause de ces saloperies à photosynthèse qui faisaient d’elle la proie de leur succès. Elle décidait alors de réagir. Avec lui justement. Lui, il n’avait rien contre.

Il avait aimé ça, cette simplicité avec laquelle elle avait accepté tout ce qui lui proposait. Une fille qui le choisissait, enfin, c’était pas mal pour une fois, une fille qui disait oui parce qu’elle était d’accord et pas parce qu’elle était aux abois ou que c’était dans son intérêt. Ça faisait plaisir. Une tronche. Qu’est-ce qu’elle foutait là ? Il s’était posé plusieurs fois la question, entre deux tours de piste, mais faute d’avoir le courage de la lui poser, il avait décidé que c’était pour son charme irrésistible et pour rien d’autre. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’en arriver à une telle conclusion. Il n’était pas stupide. Il savait très bien que la fille était raide et qu’elle ne garderait de cette nuit qu’un vague souvenir nauséabond. Mais elle se comportait comme si ce n’était pas le cas, comme s’il était réellement attirant, comme s’il elle prenait du plaisir, comme si elle passait un bon moment, vraiment. C’était troublant.

Ce qui le sciait, ce matin, par-dessus tout, ce qui le faisait hésiter à la dégager de la douche à grand coups de pompes, c’est elle qu’était restée. Elle s’était endormie sur le canapé défoncé en face du miroir et comme elle avait froid, elle avait tiré sur elle le premier truc qui lui était tombé sous la main. C’était sa veste, au Petit. Il l’avait surpris comme ça, après avoir été pisser. Il s’était assis sur le lit de camp, et il était resté là, jusqu’à ce que le jour se lève et arrose de sang les murs glacés de l’atelier. Il n’avait pas pu dormir. Il était resté assis là, à la regarder, clope après clope, à se demander pourquoi elle n’avait pas fui après la première fois où il avait joui sur elle.

Et maintenant elle prenait racine sous la douche, le boiler devait avoir rendu l’âme et lui, il n’avait même pas pu se laver. Pas qu’il y tint absolument, mais quand même, ça lui arrivait, surtout après une nuit de cet acabit. Il se décida d’aller taper à la porte de la salle de bain, mu par une sorte de pseudo-réflexe de timidité qui confinait au respect de la personne. Il ne se reconnaissait pas bien. Aucune réaction de l’autre côté de la porte. Sa nature reprit alors le dessus, il débarqua d’un coup de talon sec. Une torpeur froide saturait la pièce exiguë carrelée de blanc du sol au plafond. Il ne distinguait pas bien son propre visage émacié, encerclé de mèches noires qui collaient automatiquement à ses tempes à cause de l’humidité, et ses yeux sombres fatigués, un peu fiévreux, dans la glace moisie au dessus du lavabo. Ses pieds nus rencontrèrent avec un peu de dégoût la fine couche d’eau qui s’étalait sur les pourtours de la cabine, dont la porte coulissante était démontée. Elle s’y tenait assise, bien au fond, les genoux remontés devant les yeux, les bras en position défensive, la peau livide, le corps secoué.

Premier réflexe, une fille en manque. Il rejeta l’hypothèse parce qu’elle n’avait pas le profil et qu’elle n’avait rien pris, en tout cas pas avec lui. Elle n’était pas défoncée quand il l’avait récupérée dans la rue. Il connaissait assez bien ces filles pour savoir qu’elle n’avait pas la carte du petit club des reines de la défonce. Elle s’était torché la tête à l’alcool, point barre. Pas de quoi se faire une comitiale. Si ? Peut-être. Peut-être que c’était l’alcool. Le Petit s’assit en tailleur par terre dans la flaque et observa sa partenaire à la recherche d’indices. Elle sanglotait. Ses mains s’ouvraient et se refermaient parfois, convulsivement, mais elle ne semblait pas en perte de contrôle. C’était autre chose. Elle leva la tête un moment et réalisa sa présence. Il examina ses yeux qui clignaient, vifs, réactifs, bourrés d’angoisse. Il fut rassuré. Un truc tout bête, c’était. Une simple crise de panique. Une scientifique qui se faisait un flip parce qu’elle s’était laissée aller, un peu trop, qu’elle se retrouvait, dans la zone industrielle, coincée avec, de l’autre côté de la porte, un inconnu, un sale type, un malade qui n’attendait que ça, qu’elle sorte, pour recommencer à la sauter, et qu’elle n’avait pas envie. Plus envie. Elle voulait retrouver sa vie. Sa vie d’avant. Ses livres, ses instruments, son appartement solitaire, son ordinateur, ses chiffres, son labo, ses plantes de l’extrême. Sauf que maintenant, c’était elle qui était de l’extrême. Elle regrettait. Elle n’aurait pas dû.

Il était un peu déçu. Il aurait bien aimé que l’illusion se prolonge encore un peu pour lui. Qu’elle disparaisse dans son monde d’universitaires sans vraiment réaliser sa nuit. Mais non, il fallait qu’il se prenne encore ça dans la gueule, son dégoût, identique à celui des autres filles. Malgré tout, il lui était reconnaissant, pour ça, pour avoir maintenu le mirage jusqu’à la fin de la nuit. Le jour, salopard, reprenait ses droits. Le Petit, il n’était pas du jour. Il ne lui en voulait pas, elle n’était pas de son territoire, des peuples déglingués du trottoir et des cages d’escalier, des vodkas de contrebande, des clopes de l’est, des fast-foods de la came à bon marché, des aubes froides et des crépuscules passés assis au bord du fleuve, jambes pendantes au-dessus du vide. Il abandonna. Il ne voulut plus la taper parce qu’elle squattait la douche. Il ne savait plus trop ce qu’il voulait.

Il allait se lever au moment précis où elle s’éjecta de la cabine et qu’elle l’attrapa avec, dans son mouvement, une panique épaisse, puissante et indigeste qui le fit glisser avec elle dans la mare d’eau refroidissante. Il se senti trempé, maladroit et, en même temps, particulièrement utile à quelqu’un. Il ne savait pas où mettre ses mains, contrairement à la nuit passée. Après avoir essayé de la stabiliser – c’est comme si elle voulait se cacher quelque part derrière lui ou sous lui – il décida de se laisser agripper comme un vulgaire rocher. Ils restèrent un moment comme ça, en silence, baignés par la marée montante de la douche froide qui déconnait. Il eut le sentiment d’entendre la mer, quand les sanglots se répercutèrent moins fort contre les murs de céramique. Il entendit alors, dans le creux son oreille, alors qu’elle maintenait les phalanges bien plantées dans sa peau, ces quelques mots, qui le firent douter : « Je veux pas y aller. »

Elle dressa la nuque vers le vasistas couvert de poussière qui laissait passer un rectangle bleu dégueulasse, et son regard transperça le verre. Il fusa vers le ciel azur de ce matin sans nuages, fallacieux écran derrière lequel les astres restaient invisibles. Elle savait dans quelle direction se cachait la planète qui l’attendait. Ils se revirent encore, plusieurs fois, avant son départ.