mercredi 27 juillet 2011

Homme gisant


Michetz, sérigraphie















« Bien. Fais procéder ta torpeur chatoyante au devant de moi, comme une offrande – mieux, un sacrifice – Bête aliénée aux charmes étranges et irrépressibles, que je te ravage.
- Un corps ?
- Déchire le ciel de tes cris sauvages de fauve écharpé, d’animal brisé, de bétail agonisant dont les sonorités abondent sans être entendues.
- Un cadavre ?
‑ Remue et écartèle ce qui te reste de muscles et de tendons, sous la tension que je t’inflige avec grâce et avec perfection, dans les angles morts des nuits sans issue.
- Un esprit ?
- Lutte. Lutte vainement. Cherche ton souffle sous la pression de ma paume de granit, immense et inéluctable, douée de vie et de mort sur ton amas de chairs exsangues.
- Une pensée ?
- Cherche l’issue invisible et condamnée qui se dessine en ton esprit délabré sous l’action de ma semence, produit du rétiaire souverain dans l’arène que je nous ai choisie.
- Un réflexe alors ?
- Succombe, fais-moi ce plaisir, succombe alors, encore et encore, au souvenir de notre collision si douce, à la souillure, à la certitude du tort qui ruinera ta peau comme ma sueur à cet instant.
- Un réflexe de survie.
- Personne ne viendra.
- C’est tant mieux : je n’ai pas besoin d’aide pour t’égorger. »
La fillette déguerpit dans la ruelle, ramassant ses chaussures et son sac à main, insecte agile et bien armé.

vendredi 22 juillet 2011

Si mes jours étaient aussi dangereux que tes nuits II ou Méta 5 : le cube


Martin Vaughn-James, The Cage, 1975















Assise sur le banc de plastique moulé, largement beurrée, elle tient entre ses mains un bloc de cristal de forme étrange – pas tout à fait cubique – qui crache des éclats de lumière dans toutes les directions. Elle a échoué, silencieuse, dans cette station de métro, à laquelle s’arrêtent encore les lignes de nuit. Elle ricane un peu, manipulant le cube de cristal, dont elle ne sait manifestement pas quoi faire. Elle porte un robe noire – la petite robe noire des foires à fantasmes – et des escarpins signés. Elle est soigneusement apprêtée. Elle approche la quarantaine. Elle est fine et musclée. Son visage est sévère.

Elle s’est évadée d’une cérémonie. Sur le cube de cristal est gravé au laser le titre de la récompense ainsi que le nom du lauréat. Sa tête s’égare par saccades ensommeillées et des boucles retombent régulièrement sur ses tempes. Elle porte des perles. Un bracelet de nacre et d’argent. Rien de bien extraordinaire. Elle a déjà eu du mal à penser aux bijoux. Elle observe, malgré la torpeur qui l’envahit, et malgré la nausée, depuis son quai désert.


Elle observe quatre hommes qui se font commerce sur la plateforme d’en face. L’un d’entre eux est assis, comme elle, sur la banquette de plastique moulé. Les trois autres l’encadrent, l’encerclent, comme des fées, comme des chacals. L’homme assis porte un blouson de toile verte élimée et des baskets bon marché. Il a l’air aux abois. Ses traits sont moyen-orientaux ; il peut-être turc, peut-être iranien. Ses grands yeux noirs aux cils démesurés sont largement ouverts et se déplacent avec volubilité d’un interlocuteur à l’autre. Il respire la peur. Il n’a pas trente ans,  mais l’épuisement, la tension et l’appréhension lui en donnent dix de plus. Les trois autres s’étagent entre vingt-cinq et quarante ans. Les deux plus jeunes, blouson de cuir marron et bleu nuit, jeans de marque, dernières baskets de la saison, fanfaronnent et menacent l’homme au blouson vert en parlant assez fort. Ils se foutent de sa gueule, l’humilient. Ils lui tournent autour en multipliant les gestes brutaux. Ils aboient. 

Le plus âgé porte un costume gris clair. Il se tient debout derrière la banquette en plastique moulé, juste dans le dos de l’homme au blouson vert. Son comportement est très différent des deux autres. Le regard baissé, quasiment immobile, il ne dit presque rien, ou alors, parfois, un mot, très doucement, en contrepoint. La femme sur le banc, qui entend très bien toutes les belles paroles des deux types en blouson, ne peut pas savoir ce que dit le troisième.  

Après avoir largement insulté et intimidé leur client, les deux plus jeunes se calment et laissent l’homme au costume faire. Posant délicatement ses deux mains sur les épaules de l’homme au blouson vert, il se penche à son oreille et lui murmure quelques phrases inaudibles pour le reste de l’assistance. Les yeux de l’homme au blouson vert s’écarquillent. S’il a offert jusqu’à présent le profil de l’homme traqué mais combatif, essayant par moments d’interrompre les deux pitbulls, il voit à présent le ciel s’ouvrir devant lui. 

Au même moment, l’un des garçons, le blouson bleu, a repéré la femme qui joue toujours avec son cube de cristal  sur le banc d’en face, de l’autre côté des voies. Un peu intrigué par l’objet qu’elle détient, un peu agacé par les reflets qu’il balance dans toute la station, il jette un œil des deux côtés, se lance dans la tranchée qu’il traverse, leste et rapide. Il veut jouer. Il émerge, face à la femme, qu’il accoste sans manières : « Hey, c’est quoi ça ? » Il lui arrache le cube des mains. La femme grommelle quelque chose d’incompréhensible. Elle a l’air contrarié. 

Le blouson bleu déchiffre à voix haute l’inscription du cube : « Ta ta ta, Prix Machin Chose… Un prix !... Décerné à Elisabeth Stansf… » Il s’interrompt, relit l’inscription à mi-voix. Il jette à la femme un regard soupçonneux. C’est toi Elisabeth S ? Elle hoche la tête gravement. Le blouson bleu se retourne vivement, tenant le cube entre ses mains comme un ballon de rugby. « Hey, Stan ! » L’homme au costume gris relève la tête sans se presser. Il n’a pas l’air particulièrement content d’être interrompu dans l’exécution de son petit laïus privé. Le blouson bleu tient toujours le prix, cette fois-ci à bout de bras, vacillant un peu, hésitant sur l’à propos de son intervention. L’homme en costume le fixe avec intensité, sans manifester d’impatience, mais en lui faisant sentir, à sa manière, que ce n’est pas le moment de déconner. Le blouson bleu baisse les bras et finit par tenir le prix en berceau entre ses mains jointes, les paumes humides. Il stabilise sa position et dit d’une voix douce et soumise qu’il essaie cependant d’affermir comme il le ferait avec ses abdos : « Elle a le même nom que toi… » Les dernières syllabes se perdent dans un silence atterré et confus.  

L’attention de l’homme en costume glisse alors comme un projecteur de mirador, obliquement, du blouson bleu vers la femme affalée sur le banc, qui a croisé  les jambes et qui tient son bras droit sur le dossier, replié, pour soutenir sa tête qui pèse des tonnes. Si on le connaît bien, on peut repérer un très léger mouvement de surprise, détectable à la tension qui s’opère au niveau des omoplates. Le regard perle opère alors un tour d’horizon de la cible avant de se fixer sur le visage aux yeux clos. Il attend, trois, quatre secondes. Les yeux clos de la femme s’entrouvrent et se referment. Puis s’ouvrent finalement, chassant le sommeil qui couve. Elle semble découvrir l’endroit où elle se trouve. Puis, d’une façon irréelle, lente, elle pivote, balaie du regard l’entier de la station. Quand elle tombe sur lui, le mouvement s’arrête et le regard se fixe, également. Elle attend. 

C’est le moment que l’homme au blouson vert choisit pour tenter une sortie. Il a juste le temps de s’éjecter du banc et de faire cinq pas en direction de l’escalator avant de se faire faucher par le blouson marron, qui s’était approché des rails pour mieux voir le cube, et de se faire immobiliser par un coup de pied dans l’estomac. Le fugitif termine plié en deux sur le béton peint, et gémit doucement. Le blouson marron se tient désormais près de lui, le tient à l’œil. 

L’homme au costume gris n’a pas bougé un cil, toujours occupé par la femme en robe noire. Il attend aussi. Il est le plus patient des deux : lassée par cet échange infertile, elle dévisse et hausse les épaules en tâtonnant autour d’elle à la recherche de son sac qui a glissé à terre. C’est une pochette rouge sang. Elle maugrée quelque chose. L’homme au costume gris réagit : il lui fait un très léger signe du menton. Elle s’arrête de chercher, son regard tombe, à ses pieds, sur la pochette rouge sang. Qu’elle ramasse comme elle peut. Il sourit en l’observant. 

Le blouson bleu se sent de trop. Il connaît assez bien l’homme au costume pour savoir qu’il ne doit en aucun cas, et en aucune manière, déranger l’échange qui va suivre, ni interagir avec la femme sur le banc : il n’existe tout simplement plus. Peut-être même, déjà, le fait de lui avoir arraché le cube des mains, est-ce trop ; peut-être qu’il va le payer. La femme le fait flipper. Il connaît ce sentiment : elle a quelque chose, quelque que chose de lui. Ils ont ce truc en commun. Et ce truc, c’est pas le meilleur morceau.  

Elle tient sa pochette serrée entre ses doigts blancs, qu’il fixe avec avidité. Il sourit toujours, ce sourire des jours où il faut bien que quelqu’un ramasse. Elle sait qu’il hésite encore entre deux attitudes qui ne sont pas complètement opposées. La différence entre l’une et l’autre, c’est la victime. Puis son regard s’éclaire d’une lueur nouvelle, claire, douce, opaline, parfaitement destructrice. Elle sait qu’elle n’a plus rien à perdre : « T’es un bel enfoiré, toi. » La nuit ne fait que commencer.


Si mes jours I ici
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Méta 1 à 4 sur ELP


mardi 19 juillet 2011

Si mes jours étaient aussi dangereux que tes nuits I

Martin Vaughn-James, The Cage, 1975
Dans les atermoiements du miroir, il se relève
Un instinct de dévoration rythme
Comme la bande son de ses nuits
Les séquences syncopées de ses visites
Aux fourgues, aux dealers, aux macs, aux putes

Aucun regard qui ne soit programmé
Pour intimider
Ou pour fuir

Aucun mouvement qui ne soit esquissé
Pour défendre
Ou pour nuire


Une vie de codes
Des heures d’échanges vides
Plus aucun rêve
Qui ne vienne se briser
Sur l’échancrure
D’un décolleté
Ou la trainée blanche
D’une voie lactée
En provenance
De Colombie

Par camions entiers

Si mes jours II

Si mes jours III
Si mes jours IV