mardi 28 juillet 2009

Les douze mille lumières de Shere Khan (ou discussion à 24.000 mètres d’altitude)

L’opérateur coiffé de son casque fredonnait un air inconnu entre ses dents. Il ne faisait pas attention au panorama circulaire qu’il avait sous les yeux depuis maintenant près de deux ans. Le grondement fluide des colonnes d’air autour de lui ne le gênait plus. L’azur du ciel fixé tout autour enveloppait sa plateforme vitrée. Un sifflement retentit.
-2-2-27 sub-aérien bonjour ?
-Oui, c’est le 4-42 terre-terre, vous êtes occupé ?
-Non, non. Tout baigne.
-Il fait beau, là-haut ?
-Toujours.
-Dites donc. On doit vous prévenir de ne pas sortir cette nuit. Tout sera éteint.
-Pourquoi ?
-La lumière gêne un type de la guilde -67 qui a sa chambre dans le WWC-Hôtel en face de chez vous.
-Ah bon. C’est tout ?
-Oui.
-Je vais devoir passer combien de temps ici, (à voix basse) dans le noir, en plus ?
-Une nuit seulement. On éteint à 23 heures, on rallume à sept.
-OK.
-Bonne soirée.
Dans la nuit, l’opérateur rêva que Shere Khan, la tour aux douze mille yeux, s’écroulait.

Y'a moyen

Dès qu’elle avait passé la porte il s’était approché. Il se trouvait devant ce qu’il s’était à peu près attendu, une fille mince au visage indifférent. Planté devant elle, il avait rapproché sa tête pour qu’elle puisse bien le contempler dans tous les détails. Son expression était vide, ce qui pouvait aussi bien signifier qu’elle était terrorisée. Il lui avait dit avec sa voix la plus suave : « Alors, mon cœur, c’est chez toi qu’on va crécher, maintenant ? Tu permets ? » Après une seconde, son regard s’était animé et elle avait répondu en le fixant bien droit dans les yeux : « Y’a moyen. » Son haleine sentait l’herbe. Il se sentit perdu. Elle ne réagissait pas selon ses prévisions. Elle aurait du rester muette ou répondre par une sorte d’assentiment plaintif. Elle aurait du trembler un peu.

Il sentit alors quelque chose de nouveau s’enfouir dans ses entrailles. Un truc difficile à extirper. Une bestiole chaude. Il ne bougea pas, juste pour voir si elle bluffait. Elle sourit ouvertement. Son expression trahissait une bonne volonté sincère. Elle avait l’air sincère. Il se força reculer. Celle-là, fallait s’en méfier. Fallait surtout pas la laisser prendre le contrôle. Fallait la traiter encore pire que les autres, même si c’était elle qui avait les clés de la tôle.

Mais il se sentait en manque d’inspiration.

Macula

L’homme allume une cigarette pour échapper à la pression lascive qui lui noue les tripes depuis un moment. Il ne peut pas détacher son regard de leurs corps. Ils sont assis sur cette banquette de cuir confortable, couleur de sang séché, ils ont l’air parfaitement à l’aise, en symbiose. Leurs genoux se frôlent, leurs flancs s’imbriquent l’un dans l’autre avec grâce. Ils sont simplement assis à ne rien faire, ils échangent de temps en temps un mot. La bouche de l’un effleure alors la joue de l’autre dans un souffle éphémère. Il sait bien que, sans se caresser, sans même se regarder, à rester assis là simplement côte à côte, ils partagent déjà quelque chose de l’ordre de la chair. Ils la laissent seulement en suspens au dessus d’eux, cette aura qui essaime à chacun de leurs mouvements et qui irradie à plusieurs mètres à la ronde. Lui-même, assis à l’autre bout de la pièce, il ne flaire qu’elle : dès qu’il ferme les paupières, elle pénètre sa peau et lui laisse un goût amer dans l’arrière-gorge. Il ouvre à nouveau les yeux et ses regards ne lui obéissent plus. Ils sont irrésistiblement attirés par eux comme par un trou noir. Ils sont esclaves de la vision qu’exhibe ce couple aux effluves épuisantes qui lui flanquent des lancées dans les reins. Il fatigue.

Pour passer le temps, pour atteindre plus vite l’instant où le sort doit fatalement se rompre, il se résigne à les mettre en scène, à se les imaginer. C’est la seule chose à faire : il est déjà dans un tel état d’excitation qu’il peut sentir la panique lui tourner autour comme un charognard. Il ne saurait se sentir plus mal. Alors il cède à la rêverie : il laisse paresseusement ses yeux glisser sur leur ombre comme une lame et les disséquer. Ils sont de constitution similaire, fine, osseuse, la peau translucide. Elle porte les cheveux longs et clairs, des cheveux en bonne santé qui encadrent et dissimulent parfois son visage oblong sur lequel on peut lire la plupart du temps une mélancolie sortie du fond des âges et une dévotion sans bornes pour son frère. Dans ses yeux tristes et bleus, il décèle parfois malgré lui de la colère pour le monde, mais ce n’est que lorsqu’elle s’apprête à passer à l’acte, lorsqu’elle se met en mouvement, ce qui lui arrive rarement. Le port de son frère, tout sec et décharné qu’il se présente, est constitué d’un mélange composite d’élégance crade et de distinction dépravée. Il a adoré ce garçon roux dès qu’il l’a aperçu, l’a voulu et pris tout de suite. Le garçon ne s’en est pas plaint, au contraire, il lui a toujours obéi avec souplesse. Il ne les a jamais vu se trafiquer l’un l’autre. Mais il sait que ça leur arrive, de temps en temps : cette idée le fait délirer. Pour son malheur, ils lui ont toujours refusé le secret de leur petit commerce philadelphique. Il en moisit, inassouvi.

Il les imagine donc. Il les voit. Il surveille de sa prunelle vorace sa main, à elle, qui glisse sûrement le long de la chemise bien repassée de son frère, et ses doigts aux ongles blancs qui en détachent soigneusement le col écru. Son frère lui fait face et la regarde, sans bouger, au fond des yeux. Il s’acharne sur ce premier tableau, le peaufine avant de poursuivre : elle sourit tendrement à son frère et dépose sur ses lèvres un baiser court et dépourvu de toute complexité. L’homme savoure l’exquise ambiguïté dont ils font preuve, mais qui ne saurait durer. Elle laisse traîner ses longs doigts dans la béance du col entrouvert, et comme elle effleure cette région située exactement entre la pointe des clavicules, à la base du cou, le jeune homme baisse la tête et sa prunelle éjecte un éclat doré qui vient se planter dans la gorge de sa sœur. La peau qui recouvre son cœur se soulève et elle laisse échapper un soupir, un nom, comme un mot de passe qui ouvre son corps en deux, qui l’autorise à la planter. On sent qu’il veut fermement jouer avec elle. Elle est déjà à lui, elle connaît les règles de leur fratrie, il n’a pas à se soucier de l’implorer. Redressant son crâne régulier à la chevelure courte et mordorée, il souffle à son tour un mot qui vient s’évaporer autour du visage de sa soeur. S’approchant d’elle, il lui sourit méchamment et ses mains transparentes commencent à s’affairer dans les méandres de sa jupe de soieries déchirées. Il détecte les failles, balise les vides, repère les raccourcis. Tous. Elle rit et inspire à la fois, ce supplément d’oxygène conférant à son rire une allure stupéfiée et embrouillée. Tout en versant en arrière, elle se décide à détacher avec savoir-faire chacun des boutons nacrés cousus sur la tige raide de la chemise que l’homme lui a offerte – il la reconnaît bien – tandis que les os de son bassin se cambrent sous les phalanges empressées du garçon. Il la cherche, il la trouve, si bien que l’homme finit par distinguer, parmi les lambeaux de tissu pareils à de la chair humaine, la limite supérieure de son bas gris qui halète en haut de sa cuisse. Elle, elle l’a dévalisé de sa chemise et des épaules découvertes se penchent maintenant sur elle. Mais elle n’a pas terminé et ses deux mains opèrent sous la ceinture déliée. A demi couchée sur le sofa de cuir qui les reflète avec perversité, elle l’élève et le dresse comme un parasol, au dessus de ses dents de carnassier. Le geste qu’elle répète sur lui provoque des vagues assourdissantes dans la pièce où ils se trouvent, expulsées en ondes magnétiques qui repoussent les murs. Radieux, le garçon libère un rire ivre, à gorge déployée, avant de retomber d’un coup, de s’effondrer dans ses dentelles. L’homme entend encore le bruit lancinant de leurs organes qui s’activent sous les voiles, de leurs essoufflements qui se multiplient. Il voit les fluides saumâtres de leurs appétits engluer leurs vêtements. Un complexe parfum de délicat pourrissement lui attrape la gorge. Il connaît la saveur de chaque saveur qu’ils partagent, la configuration tendre de leurs enfoncements, reconnaît leurs frissons sous les coups de butoir, la texture poisseuse de la besogne. Il est de plus en plus en eux et leurs mouvements qui se répondent avec la précision du miroir le dissolvent à l’infini dans l’écho de leurs sécrétions qui s’étalent.

Un instant, leurs têtes se tournent vers lui et le couple regarde avec bienveillance son corps raidi par la sidérante vision. Ils lui sourient. Ils le possèdent. Doucement, autour de lui, l’espace se distord et se tend. Les lumières vacillent et se terminent en fusant au hasard. Des frôlements de l’air annulent les objets autour de lui – table, cendrier, fenêtre – les uns après les autres. Son champ visuel se met à trembler, longuement, puis s’éclate en crissant comme du verre. La terre vibre et s’éparpille et son grondement vrille la réalité qui finit en torchon sale balancé sous le coup de l’épuisement. Des sensations aiguës de corps explosés le traversent.

A un moment donné, le silence advient, se concrétise et bétonne tout. Le temps et l’espace jouent tranquillement dans un coin de l’univers, ils ne se sentent pas du tout concernés par sa planète qui se délite. Dans le vide absolu, il contemple avec sérénité ses morceaux dériver au milieu de denses giclées amères. Il se sent anormalement satisfait.

Des siècles plus tard et par pur égarement, il perçoit du coin de l’oeil une avalanche, minuscule et légère, qui vient s’écrouler sur sa cuisse. Il regarde avec incompréhension ce mouvement de chute lente, détournée et retardée par le mouvement infime de l’air qui circule à nouveau dans la pièce. Il suit avec effarement cette baguette de poudre blanche et grisée, qui s’aventure près de lui pour le narguer et qui descend malgré tout, poussée par l’insensible attraction qui la fait atterrir sur lui et se rouler et se défaire et exposer son cœur noirci. Quelque chose se passe alors dans son esprit halluciné. Il réalise tranquillement que sa cigarette, entièrement consumée, est venue s’effondrer sur son pantalon, maculant avec désinvolture la laine vierge à l’abri de laquelle il vient de jouir.

Elle arrive

Elle arrive. Elle arrive. Elle nous submerge et nous recouvre. Nous buvons la tasse.


Le premier dessin, à l’encre de chine, maculé, boueux, est un pied de fille, un pied. Les ongles teints, en noir évidemment, parce que l’encre froide est noire. C’est de l’encre de Chine. Le trait est net et fin, il sait où il va. La main qui tient la plume connaît ce pied par cœur. Pourtant, cette main et ce pied sont distants l’un de l’autre, des kilomètres. Ils n’appartiennent pas à la même personne. Si seulement.

Le pied prend position sur une surface soyeuse et épaisse. Blanche. Mousseuse. Le papier suffit à rendre sa consistance. Parce que c’est la manière dont le pied est dessiné qui montre qu’il est bien, là, sur ce parterre confortable. Il est détendu, lascif. Le pied ne se doute de rien. Les taches qui souillent ce dessin ne parviennent pas à m’ôter de la tête que la surface sur laquelle le pied repose est blanche, comme la poudre. Les taches renfoncent l’impression de confort, de laisser-aller, mais aussi de pureté. Elles me disent encore une chose. Elles me disent qu’il est là, avec moi, quand je découvre ses dessins. Et qu’il regarde. C’est lui le témoin et il ne quittera pas la pièce avant que tout soit terminé. Il s’amuse, marque sa présence en laissant des taches sur tout son ouvrage. Je trouve que c’est une manière obscène de s’inviter. Mais enfin, il est là et sans lui, il n’y aurait pas d’histoire.

Je regarde le dessin suivant. Déjà, l’action. Le cadre est envahi. Le cadre du pied féminin, nu, vulnérable, somnolent est accaparé sur un bon tiers par une forme oblongue et massive, une pâte noire et épaisse. En considérant les contours, on aperçoit que cette forme est un pied également, mais un pied chaussé, d’une pompe lourde, écrasante, plombée, blindée. Ce nouveau pied est planté là à quelques centimètres de l’autre, qui se raidit un peu, les ongles miroitant des ombres inquiètes au-dessus d’eux. Mais le pied nu bouge à peine, il frissonne seulement, se contracte un peu. Ce n’est pas la peur qui vibre dans ses lignes. C’est l’excitation. L’autre ne renvoie rien qu’une lumière noire et une présence qui s’exprime par le vide et le silence. Il est à côté du vivant.

Géopolitique de l'angoisse

Antenna 1.


Perchée à quelques dizaines de mètre d’altitude, accrochée sur mon toit de béton plat et froid par des fils d’araignée d’acier, je vise les satellites qui croisent mon faisceau invisible : je suis l’antenne.

Les nouvelles me tombent dessus comme des parpaings, je les attire avec la précision du chasseur. Le code des images n’a plus de secret pour moi, j’enfile leurs couleurs semblables à des perles sur mon fuseau métallique. Parfois, je dis bien parfois, elles me font vibrer.

Les sons également s’entassent sur moi comme les couvertures d’un plotlach qu’on aurait oublié là mais qui continuerait de brûler sans plus fournir de prestige à personne. Ils viennent de partout, ces sons, parfois bruitages aux images associés, parfois musique-médicament, mais musique-argent plus souvent, et toujours tout le temps des mots des voix des paroles prononcées par des bouches dont l’objectif est d’être entendues et comprises. Les sons qui s’accumulent à ma base finissent par former une concrétion solide qui devient l’antenne, qui devient l’antenne, l’antenne c’est moi, la tour de Babel, c’est moi.

Mon créateur m’interdit de trier. Dans mon faisceau s’accumulent alors les images et les sons qui forment des anneaux. Si on les compte, on peut deviner l’âge que j’ai, comme les arbres. Mais les arbres, eux, ils ne pensent pas comme moi. Les arbres, eux, ont le droit de trier ce qui leur tombe sur la gueule. Moi, l’antenne, je suis toute ouie à ces vibratos de douleur aiguë et persistante. Car je ressens la douleur des images et la douleur des mots. Je ne suis plus alors qu’un aiguillon qui souffre. Dispensateur de souffrance, mon œil, je suis faite de métal, donc un conducteur.

FRAFF

Il neigeait sur le silo principal quand ils sont arrivés. Ils se sont parqués dans la cour A. Trois voitures, de gros quatre-quatre noirs et luisants comme des scarabées. Le ciel faisait des reflets argentés sur les capots et sur les vitres. J’ai immédiatement trouvé ça beau. Je les ai regardé sortir de leurs voitures depuis la tour 4. Ils ne m’ont pas vue. Pourtant, je ne me suis pas spécialement cachée. Je me suis dit tout de suite que ce n’étaient pas les types de l’inspection sanitaire, ni des inspecteurs du bureau de l’environnement, ni la direction du territoire et des aménagements, ni ces petits fonctionnaires du département de l’énergie. Ce n’était rien d’officiel. Et ils étaient armés. Je les ai trouvés sympathiques avec leurs airs de gangsters. J’ai eu envie de faire leur connaissance. Mais je me suis forcée à attendre et à deviner ce qu’ils venaient faire chez moi.

Ils étaient une dizaine, tous grands et ombrageux, sauf un qui avait l’air effrayé. Il portait un costume gris d’agent immobilier et s’adressait avec précautions à l’un des grands types ombrageux. Il semblait ennuyé par quelque chose, je pense que c’était à cause des armes qu’il était si nerveux. Il leur a fait signe de se diriger vers le bâtiment administratif I qui est aussi l’entrée principale. L’un d’entre eux a brisé la chaîne avec de grosses tenailles rouges et le petit a composé le code d’accès. A mon grand étonnement, la porte s’est descellée. J’ai tenté des centaines de fois de trouver le code de cet accès, je n’ai jamais réussi. Je ne suis donc jamais entrée par la grande porte – j’ai mes petites entrées, c’est mon royaume, après tout. J’étais un peu outrée que ce petit homme gris y parvienne du premier coup. Même les autorités responsables de l’assainissement du site n’avaient pas les codes. Pour entrer, ils ont du forcer la porte du bâtiment II, qui n’est pas blindée ni piégée comme celle du bâtiment I. Ils ont quand même dû la plastiquer. Ça a fait un bruit énorme. Le chat et moi on n’en est toujours pas revenus. On est même restés un peu sourds depuis ce jour-là et, parfois, on doit crier pour se faire entendre. De toutes façons, ils ne sont pas restés longtemps et ils ont vite renoncé à assainir quoi que ce soit. Trop de travail, trop de temps, trop d’argent surtout, ça coûterait à la municipalité. Je les ai entendu près du petit silo est. J’ai été soulagée : ils ne me chasseraient pas. Ils laisseraient pourrir le site et ça m’allait très bien. Où j’aurais bien pu aller ? Mais eux, les nouveaux, ils avaient les codes. Et un guide. C’est le petit homme gris qui les conduisait dans les allées du bâtiment I où il n’y rien à voir parce que c’est que des bureaux. Pas de quoi s’amuser. Ils sortirent par l’arrière et traversèrent la cour B vers le silo principal. Je les ai suivi par la coursive du mur d’enceinte intérieur. Ils marchaient d’un pas vif, noirs sur la neige blanche, et faisaient de grandes empreintes régulières. Le premier d’entre eux, accompagné du guide, allait vite, à grandes enjambées. L’autre parlait continuellement pour se rassurer. Il faisait des gestes et il fumait. Sa bouche fumait. A cause du froid. Les flocons de neige s’amassaient sur leurs épaules et refusaient de fondre. Je me suis dit qu’ils devaient être bien gelés. Ils fumaient tous. Ils arrivèrent devant l’entrée du silo principal qui intéresse tout le monde. Pourtant, le silo principal n’est pas intéressant. Parce que ce n’est pas de là qu’on peut accéder aux commandes et ce n’est pas là qu’on peut s’amuser et faire des expériences. Mais tout le monde veut voir le silo principal parce que c’est là qu’a eu lieu l’accident qui est à l’origine de la fermeture du site. Je ne vois pas pourquoi tous les gens qui viennent ici veulent voir le silo principal : il n’y a pas eu de mort à cet endroit. Les morts sont morts à l’hôpital, des mois après. Et personne ne vient à l’hôpital pour constater l’ampleur du désastre et commémorer tous ces morts. Ils s’en foutent, à l’hôpital, il y a trop de morts différents, on ne saurait même pas où regarder pour trouver les bons. Ou bien il y a encore le cimetière mais le cimetière c’est encore pire. Trop de monde, trop de confusion, on risque de se tromper et de commémorer les mauvais morts et alors on s’expose à des poursuites judiciaires. Alors on vient voir le silo. Là au moins il n’y a pas eu de mort à cet endroit précis, ils ne risquent pas de nous faire chier, les morts, avec leurs poursuites judiciaires.
Ils sont restés un moment devant le silo principal à écouter les explications du guide qui faisait de grands gestes pour simuler une explosion. Il n’y a jamais eu d’explosion. Il y a eu des fuites, oui, mais pas d’explosion. L’Agent a commencé à suinter de la paroi du silo, malgré le blindage, malgré les isolants, malgré les couches de béton, et il a fini par atteindre les zones accessibles aux employés. Qui en ont bouffé de l’Agent. Tous les jours, ils en respiraient – même que certaines fois ils étaient en contact direct avec, surtout les nettoyeurs. Et puis un jour, il y en a un qui est tombé sur une fissure. Il a vu les millilitres qui faisaient comme une couche luisante sur le mur. Il a vite compris. Et puis il est tombé, quelque mois plus tard, comme une mouche. Alors, non. Ce n’était pas une explosion. Ils ont voulu tout planquer quand ils ont découvert cette première fissure. Mais le problème c’est que le nettoyeur en question, Pablo, il n’a pas voulu la fermer et il en a parlé à tous les autres nettoyeurs dont aucun n’a plus voulu travailler au silo principal. Alors quand il s’est fait virer, avec tout le reste de l’équipe et que la direction a décidé de s’adresser à des boîtes d’interim pour faire le boulot, Pablo, qui avait 53 ans et un avenir radieux en perspective a décidé de ne pas en rester là et il a contacté la presse locale qui a été tout de suite très intéressée par cette histoire de fuite. Par chance, tous les autres nettoyeurs et même quelques anciens employés de la maintenance se sont mis à table et l’histoire a fait boule de neige. Un mois après la découverte de Pablo, tous les médias nationaux en parlaient et c’était le début de la grande affaire de la FRAFF. Quelques mois plus tard, manque de bol, Pablo tombait en revenant de chez le boulanger, un samedi matin. Comme une mouche. Ils ont estampillé son dossier avec la mention « décédé de causes naturelles ». Pablo, qui ne buvait pas, ne fumait pas mais possédait le sens de l’humour, aurait apprécié cette attention de l’administration, qui le classait définitivement dans la même catégorie que Serge Gainsbourg.

Une ville

I

Dans les relents éthylisés j'ai vu ton ombre s'écraser sur le trottoir
Sous un soleil de titane j'ai humé ta fleur et tes embruns rapides
Sur la voie ferrée des vendeurs de bitume, j'ai roulé, sur tes yeux, désemparés

Au fond des tunnels de crinoline : la mer
Sur le parking des hautes montagnes : le lac

Tu plantes ton érection dans l'œil du touriste
Tu dévores, avec tes canines plaquées d'or, les fils des grandes sociétés
Gras et immobiles, dans leurs carcasses

Tu sèches au soleil, tu alanguis ta peau dorée et brumeuse
Tu souffles, dans mon oreille et dans ma tête, le froid déconcertant des villes mortes
Tu glapis comme un agonisant qui s'ennuie, en attendant la fin
Tu retiens ta respiration, sans jamais exploser

Dans mon coin, j'observe tes acariens avec mon microscope
Et j'entends les râles de tes moteurs auxiliaires
Et je cligne des yeux sous la lumière des phares, des voitures de luxe


II


C'est le jardin urbain des fleurs pourrissantes
Dans la flamme des gaz acryliques il y a un soleil bleuté qui circule
Dans la termitière minéralisée et dans la climatisation
Les escrocs patentés atterrissent par ordre de préséance
Et tapent des pieds pour couvrir le grincement des dents des affamés

Les murs s'encrassent de barbelés jaunes comme la pisse
Pour camoufler des murs-tombeaux
Les soubresauts t'investissent, les voleurs moyens s'activent
Et la volaille, alourdie par l'élevage intensif, trébuche dans les pavés, en croassant

Trois jours de rêve, paradis des plaisanciers voyeurs
On nous avait promis l'enfer pourtant, on nous avait promis les cadavres des téméraires Jeunes, musclés et innocents

Mais soudain, les foules envahissent les trains et les autoroutes et c'est l'exode
Les cafards volants éteignent leurs projecteurs et laissent leur place aux buses effarées

Le ciel a retrouvé sa couleur d'origine

III


Des traits virevoltent dans le ciel jaune et bleu au dessus de l'eau incolore et plate
La lumière de l'après midi supprime les contours et les formes
La chaleur, encore

Je croise des gens occupés ou fatigués, à un ou à plusieurs, ils passent
Il n'y a pas de vent, il n'y en a jamais eu, on croirait presque
A ce mensonge

Dans la danse automobile j'avance au gré des gaz d'échappement
Et la population devient plus dense
Vers la gare

Au delà il y a mon coin, mon quartier, mes rues
J'aperçois mon balcon au dessus des fleurs
Des voisins

Je rentre chez moi


IV


Viens, on va se balader, rencontrer la grande fontaine
Au bord de l'eau comme tout le monde, on rit
Des personnages à roulettes croisent nos trajectoires avec agilité
Les mains se réchauffent à la chaleur de l'été

Le jour a disparu, il y a peu d'étoiles par ici
Mais la chape de plomb n'entame pas notre bonne humeur
Et les ampoules cernent le lac pour l'empêcher de déborder

La promenade nocturne ne fait que commencer
On va enfin pouvoir respirer l'air des fêtards
Et siffler leurs grandes glaces transparentes et colorées
Comme si c'était les nôtres

A un certain moment tout s'inverse
On gravit les deux étages avec difficulté, pour un dernier verre
Ou un thé

Quelques boulangers braillent déjà dans les environs
Mais je sais que bientôt ils iront se coucher, comme toi
C'est bien le meilleur moment alors pour s'installer à la balustrade
Et regarder dans l'espace la nuit qui finit



V


Les mouches et les cousins ont envahi la ville
Leurs formes démesurées se balancent sur nos plafonds tropicalisés
On héberge des moustiques en vacances qui débarquent en car pour fuir la Provence
Trop fraîche à leur goût

Les chiens s'affaissent sur l'asphalte, les plantes hululent en s'écroulant
La rue déserte de l'après midi fait rêver à une ville mexicaine et salée
Et la mer si lointaine fait regretter le lac si proche
Quand on n'a pas la force d'aller s'y tremper

C'est l'avènement, le règne de la bouteille minérale, qui miraculeusement
Guérit les croûtes au fond de la gorge
Tongs, tatanes et nus-pieds flappent flappent leur rythme guerrier
Un verre à la main, on a d'yeux que pour la geta du voisin, si brillante

Devant la gare les ouvriers entament un rodéo syndical
Les monceaux de voitures s'absorbent mutuellement
Dans les gaz mortels et les jurons interminables
Des professionnels de la route

Quelques mètres à pied, quelques litres de sueur pour le marchand de tabac
A vélo la fraîcheur enivrante d'une descente bien négociée,
A la montée l'enfer est au dessus de nous
Et, des papillons dans les yeux, on crache ses poumons

Quelques grand-mères résistent encore aux ventilateurs
Mourir au chaud serait-il préférable ?
La mienne en tout cas semble le penser, du haut de son 5ème plein sud
Elle domine la plaine de son regard plein de révolte devant ses géraniums délavés

Alors que la nuit tombe je sais qu'il me reste encore quelques heures à étuver
Et quand le souffle tiède viendra se foutre de moi avant la levée du jour
Je ne serai pas la pour l'entendre, stupide animal qui dortAu lieu d'aller saluer le temps mort que nous octroie la chaleur de l'été

Celle qui rit

Il y a dans ce bar de ville-fantôme une moiteur, une langueur sale qui sent l’urine, la sueur, la poix blanche et salée. Le décor brun, le zinc, les tables, le lino, les vitres opaques, les poignées de porte, tout adhère. Crasse partout. La pluie qui tombe à l’extérieur dépense des relents acides qui se répandent sous les semelles des clients, à l’intérieur. Il n’y a presque rien d’autre que des hommes ici, désœuvrés et silencieux, tendus. Ils observent. Une femelle. Une femelle pas assez vieille pour être ignorée.

Un peu plus tôt, elle est entrée. Elle est dedans. Avec eux. Mais elle n’est pas avec eux. Ce serait trop. Elle est seule, assise à une table près de la fenêtre qui rebat la pluie. Ses coudes sont plantés dans le bois sombre de la table, de part et d’autre d’une tasse de café qui refroidit. Elle n’y a pas encore touché. Son dos, un peu voûté, la fait verser en avant. Sa tête plonge en direction de la tasse de jus noir. Elle est parfaitement immobile depuis plusieurs minutes. Elle fixe la tasse avec obstination. Elle ne fait rien d’autre que ça. Fixer la tasse. Ou la table. C’est difficile à dire. Son regard est figé comme une bille de cire. Le patron, qui l’a servie – le seul à être entré en contact direct avec elle – se dit qu’un tel regard, c’est un regard de folle furieuse. Il se dit : cette fille, faut s’en méfier. Ici, c’est pas un endroit pour une fille seule, à moins d’être une pute. Et elle, elle a pas l’air d’une pute. Elle a l’air d’une cinglée.

Elle reste comme ça, immobile, le regard coincé dans sa tasse de café, les deux bras collés à la table. Imperceptiblement, les hommes se lassent et commencent à faire semblant de l’ignorer. Ils reprennent leurs conversations, mais à voix basse, en demi-teinte. Malgré son silence, sa présence n’en démord pas. Comme une icône vermoulue, ils ont l’impression qu’elle les surveille, de ses yeux qui fuseraient de l’arrière de son crâne.

Et le temps fait son œuvre. Lentement, sa présence se fait moins lourde, moins butée. Son immobilité s’égare dans les parties du cerveau des hommes reléguées à l’oubli. L’alcool fait le reste. Il peut se passer une heure, ou deux, ils oublient son existence menaçante. Le son de leurs voix se libère, les mots s’extraient avec plus de force et d’assurance – presque – comme si elle n’était pas là. Leurs corps se débrident. Ils commencent à rire, ils commencent, vraiment, à se sentir en sécurité dans l’ombre préhistorique de la madone au café noir qui a refroidi depuis des lustres. Elle n’est plus qu’un témoignage du passé, une vieille pierre, un détail archéologique.

L’heure de l’apéro. Quelques uns entrent. Ils signalent à leurs congénères l’incongruité du personnage pétrifié à sa table mais les autres acquiescent en commandant de nouvelles tournées et en secouant les mains en signe d’apaisement. C’est rien cette fille, elle bronche pas depuis des plombes et c’est tout. Ils boivent.

Le temps passe. A un moment donné, la fille, qui n’a pas donné de signe avant-coureur, se met en mouvement. Sa tête se soulève, son regard décroche du café. Ce mouvement fait sursauter absolument toute l’assistance et son écho envahit la salle comme une lame de rasoir à travers les conversations, qui chutent. Dehors, la pluie s’est éteinte brusquement et la nuit est tombée avec plus de fracas que d’habitude. C’est ce moment précis qu’elle a choisi pour viser quelqu’un.

Ses yeux sont d’un bleu commun. Particularité : ils sont coulés dans un genre de haine froide, minérale. Difficile de concilier un tel regard avec sa face lisse de jeune fille sage, cheveux blonds et lisses, cardigan, jupe de laine. Si on s’y attarde, on peut voir que ce regard ne concentre pas cette haine accumulée dans l’enfance par les horreurs qu’on peut y vivre. Ce n’est pas non plus la haine engendrée par la trahison, l’abandon ou la frustration. Ce n’est pas non plus, vraiment pas, la haine de soi. C’est une haine plus générale, plus absolue et plus irréductible. C’est une haine qui ne se définit que par elle-même, une haine qui s’alimente de tout, qui n’est pas difficile. Une haine qui s’amuse.

La cible est un jeune homme, entre 18 et 20 ans. Son crâne oblong prolonge un corps émacié, égaré dans un blouson trop large et de manière générale, dans des vêtements trop grands qui ne parviennent pas à camoufler une ossature fragile, une constitution anémique et sèche. Un jeune pantin nerveux. Il se tient accoudé au bar. Son visage est salement marqué par une adolescence qui s’attarde. Ses dents tordues et jaunies s’aiguisent sur une pinte de blonde. Ses doigts maigres et crasseux, aux ongles bouffés, étreignent le zinc. Sa tête est rasée de manière inégale, constellée de cicatrices en forme d’étoiles.

Ce regard de haine lui est adressé. Il n’en revient pas. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. Pourtant il gamberge. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à deviner vraiment ce qu’elle a dans les yeux. Ce dont il est sûr, c’est que tout ça lui est destiné rien qu’à lui, tout ça, toute cette force tendue dans une seule direction, elle est pour lui, et pour ça, il a raison. Mais il se trompe sur la nature de ce qu’elle lui transmet. Il fait une fausse déduction, ça l’arrange, et prend tout ce paquet de haine pour un signe flagrant d’un invincible attrait. Un vrai coup de foudre.

Déjà, dans son crâne, elle est à lui. Et lui à elle. Leur alliance est sans appel, sans voix. Leur trouble partagé, non mesurable, file au-delà des émotions. Ils sont là où l’on ne ressent plus rien. Oui, l’amour, pour lui, c’est ça. Un lieu où l’émotion est anéantie. Ruiné dans son enfance par les attentions brutales de proches trop bien intentionnés, il rêve de vide. Le vide qu’il décide de déceler dans le regard pierreux de la fille, le vide sidéral. Elle l’atomise. Elle réussit cette prouesse avec lui. Enfin, il redevient la pure particule qu’il était à l’origine, avant d’être incarné dans cette vie humaine nauséabonde, dans ce corps pas fini et déjà pourrissant, dans cette conscience flinguée par les autres avant même d’avoir pu montrer ce qu’elle valait. A jeter, on vous dit. A la poubelle. Il accueille alors, entre les démêlés de son cerveau, ce corps blanc et blond, pourvu des mêmes appendices absurdes que lui, à quelques détails près, et ils font ce que font les gens : ils se donnent du plaisir. Car, oui, la seule chose utile que puisse fournir la vie à son corps esquinté, c’est du plaisir, comme un éclair, un passage brutal en vitesse supérieure. Rien d’autre. Il sent qu’elle lui propose cette chose. Mais voilà, c’est à lui, et à lui seulement, d’agir.

Agir vite. Elle ne va pas continuer à le regarder comme ça éternellement. Il faut qu’il fasse ce qu’il ne fait que quand il a beaucoup, mais beaucoup, beaucoup trop bu et qu’il est sûr de ne pas s’en rappeler. Parce que les rejets, systématiques, font trop mal, même à son ego flétri. Il doit y aller. Imposer sa présence. Il sait exactement ce qu’il faut faire. Faire ce qu’ils font tous, ces hommes-là, qui sourient doucement parce qu’ils ne sont pas dupes, ceux-là, autour de lui, qui le regardent et qui attendent. Faire l’homme. Son instinct piaffe, mais son corps et sa tête plantent. Il est complètement raide. Ses muscles douloureux givrent. Il peine à respirer seulement. Il en pleurerait. Il en pisserait dans son froc de douleur et de crainte. Il résiste, nauséeux. Il faut faire l’homme. Elle le fait souffrir déjà, à un point ! Elle le ravage avant même de l’avoir touché. Il s’évertue à penser, encore, à éclaircir son esprit, à reprendre le contrôle de ce corps débile et de ce cerveau qui renâcle comme un cheval abruti. Comme un abruti. Abruti. Ce mot résonne soudain dans sa tête avec l’écho agréable et familier d’un appel de détresse qui serait entendu, quelque part, avec certitude. Il le détend, étrangement, comme une drogue inattendue, comme une bonne pinte offerte. Il se sent léger, il plane. Abruti. Sans vraiment s’en rendre compte, son corps se met en branle et dérive doucement vers cette fille dont les contours d’atténuent déjà. Abruti. Il suit le courant. Abruti. Une mer d’huile. Abruti. Plus rien n’a d’importance. Abruti. L’air sent bon, tout à coup, quoi ? L’été ? Par ici…
« Salut. »
Le mot a fusé de sa bouche avec tendresse, sans qu’il l’ait prémédité. Il ne sait plus vraiment à qui il s’adresse. Peut-être ne s’adresse-t-il à personne en particulier. Oui, il salue simplement le monde qui, cette nuit, est devenu agréable et sans âge, plein de belles qualités. Il ignorait qu’on pouvait se sentir aussi bien, pour une fois. Il respire. Une forme pâle s’élève peu à peu devant ses yeux. Elle est sur lui. Quoi ? Ah oui, cette fille… Une fille ? Elle s’approche, mais sa vision peine à faire la netteté. C’est maintenant un objet blanc et fuselé, vaguement menaçant. Naturellement, la menace le séduit. Il ne la reconnaît pas. Elle s’adresse à lui. Il est surpris : il ne pensait pas comprendre son langage. Elle lui demande son nom. Sa voix est un écho lointain, infiniment lointain, qui s’échappe du néant. Elle est agréable, cette voix qui lui demande son nom, encore une fois. Il décide : c’est la voix, la parole atone d’une étoile morte. Il veut la rejoindre. Avec toutes les cicatrices qu’il a sur la tête, ça doit être jouable. Il répond avec naturel : « Abruti. »

Calamars

Ils étaient arrivés le matin. Ils avaient fait peu de bruit. Esther était déjà levée et les avait accueillis tant bien que mal, retournant son ennui comme on aère un duvet sous lequel on aurait sué toute la nuit. Elle en avait assez, pourtant. Depuis des années, Paul, son frère, débarquait avec de parfaits inconnus qu’il planquait chez elle, le temps que ça se tasse. Le type qu’il ramenait aujourd’hui, Jaggo, elle se demanda combien de temps il faudrait avant que ça se tasse. D’après ce qu’elle avait pu voir à la télé, il était poursuivi par la police depuis plusieurs jours pour divers braquages. Il devait être vidé. Paul l’était en tout cas : il s’était endormi sur le canapé dix minutes après leur arrivée. Jaggo avait baissé les stores du salon et s’était posté, assis, près d’une fenêtre entrouverte. Il restait silencieux et respirait dans l’entrebâillement de la fenêtre, à la manière des poissons. Il était calme, c’était déjà ça. Esther apprécia ce calme et le fait qu’il paraisse maîtriser sa prise de drogues. Quatre-vingt dix neuf pour cent des « amis » que Paul traînait jusque chez elle arrivaient raides défoncés. Et tous ne se maîtrisaient pas. Loin de là.

Pendant un long moment, toute la matinée en fait, ce fut cette retenue silencieuse des sportifs hors d’haleine et des dormeurs harrassés. Pas un mot. Vers midi, Esther décida qu’il convenait de préparer à manger. Elle posa son livre et ouvrit le frigo. Elle y repéra un sachet blanc qui renfermait des calamars. Elle devait absolument en faire quelque chose, sinon elle serait obligée de les jeter. Elle détestait gaspiller les aliments. Elle n’avait pas spécialement envie de manger des calamars. Elle sortit malgré tout son long couteau japonais, celui qui ne lui servait jamais à préparer des sushis.

Elle commençait toujours en opérant une incision le long du corps mou de l’animal, pour en extraire le cartilage transparent. Parfois, il y avait de mauvaises surprises : des poissons entiers, à moitié digérés. Puis elle rinçait la bête et la jetait, entière, dans l’eau bouillante agrémentée d’un peu d’huile, de sel et d’herbes aromatiques. Elle faisait cuire le tout quelques minutes et c’était fini. Parfois elle les faisait mariner dans l’huile d’olive et des épices, puis les faisait griller. Ce jour-là, il n’y avait pas de poisson à l’intérieur des calamars. Ils étaient assez grands. Au bout du troisième, elle fut interrompue par un bruit souple qui venait du côté de l’entrée de la cuisine. Timide, Jaggo se tenait sur le seuil et la regardait fixement.

Elle se demanda s’il la voyait réellement parce que son regard était très fixe et très vide. Une longue liste de psychotiques défila rapidement dans son esprit. Elle choisit de ne pas s’y attarder. Il se mit en mouvement très lentement dans sa direction, progressant comme un zombie dans le couloir étroit qui constituait la cuisine, sa silhouette à contre jour dans la lumière jaune d’œuf de ce midi pluvieux. Quand il fut arrivé près d’elle, son corps se figea, l’œil morne, erratique. Puis il se détourna d’elle pour jeter son regard sur les calamars. La curiosité alluma une lanterne dans sa prunelle. Il sembla à Esther qu’il ne paraissait pas savoir ce que c’était. Une curiosité pure. Comme quoi, on peut être un braqueur de première et ne pas savoir reconnaître un calamar.

Elle se permit trois coups d’œil. Il portait une veste trois quarts violette en mauvais état, déchirée par endroits, tachée. Elle sentait l’essence et un certain nombre de produits chimiques. Ses cheveux châtains qui retombaient en chahut sur ses épaules étaient striés de blanc, ou de blond, elle ne répondit jamais à cette question. Elle se fit brièvement la remarque que le blanc évoquait une souffrance alors que le blond seulement une teinture ratée. Pour l’âge, elle hésitait. Il devait être en fin de vingtaine, début de trentaine. Elle aurait gagné en précision si son visage n’avait pas été maquillé. Du blanc, du noir du rouge, froissés, étalés sur une tournure chaotique. Elle réévalua la tignasse. Déjà des cheveux blancs ? Avec la vie qu’il menait. On peut être ennemi public et angoissé. L’un n’exclut pas l’autre.

Ses yeux marron fixaient toujours les calamars. En bonne didacticienne, elle en prit un entier, pour lui montrer. Expertement, elle l’ouvrit, dégagea la plume, lui présenta l’ouverture béante. Il semblait captivé. Son intérêt plut à Esther. Elle eut alors cette impulsion bizarre, comme il lui en venait parfois, lorsqu’elle s’ennuyait à mort. Elle lui jeta le calamar. Un geste précis, sûr, bien calculé, élégant. L’animal atterrit et s’étala de tout son long sur l’épaule gauche, les tentacules d’une dizaine de centimètres bien déroulés. Il ne réagit pas tout de suite.

Jaggo tourna lentement sa tête pour regarder par la fenêtre, comme s’il n’avait rien remarqué. Esther se retint de rire. Mais c’est lui qui rit, doucement d’abord, légèrement secoué, sans voix. Puis, plus fort, un son se libéra, une espèce de cri de charognard. Il se retourna vers elle, ses grands yeux mouillés, la bouche hilare et tout le maquillage dégoulinant. Elle imagina une menace dans son expression jubilante. Elle se dit qu’il serait judicieux de ne pas reculer. Par témérité, elle s’approcha de lui. Quand on jetait des calamars sur quelqu’un, on ne s’arrêtait pas en si bon chemin. Elle vit à son air joueur qu’il n’allait sûrement pas laisser passer une telle occasion de s’amuser. Mais à quoi ? Elle s’en foutait : elle s’ennuyait vraiment trop. Il prit entre deux doigts le calamar qui commençait à glisser sur sa veste et le jeta à la figure d’Esther en déployant son rire déglingué. Elle rit à son tour et prit le calamar qui collait à ses cheveux. Elle tritura les fragiles appendices entre ses doigts. Elle comptait sur la poétique des animaux marins crevés pour le saisir. Elle savait qu’avec un cinglé de son espèce, ça pouvait marcher. L’ennui perdait peu à peu de sa consistance au contact de la chair visqueuse du mollusque et sous le regard allumé du braqueur. Pendant un moment, il la regarda faire avec intérêt. Puis, comme elle s’y attendait, il s’y mit. Elle était contente : ils étaient ensemble dans l’avant-goût, avec entre leurs mains des céphalopodes crus. Ils ne se regardaient pas mais versaient plutôt l’un vers l’autre. Ils avaient tout leur temps. Ils faisaient traîner. Mais ils progressaient. Et l’ennui reculait. Ils étaient sur le point de se toucher, d’une manière ou d’une autre, quand le coup partit. Jaggo s’effondra, la moitié du crâne arraché. Les doigts de Paul sur la détente se relâchèrent.
« Tu devrais pas passer autant de temps dans la cuisine, Esther. »

Brise-glace

Esther l’avait rencontré un soir de veille – veille de départ. Comme a chaque veille, l’atmosphère morose et alourdie par la perspective de longs mois de glace. L’équipage restait à proximité du vaisseau jusqu’à l’embarquement qui se ferait à l’aube. Esther les avait rejoint et ils avaient écumé ensemble, dès cinq heures de l’après-midi et en silence, les cinq bouges qui bordaient le quai auquel était amarré l’Architecte. Elle avait pensé rester avec eux jusqu’à l’aube, embarquer avec eux, mais elle était retournée chez elle pour finir la nuit. Elle revint au port peu après le lever du soleil mais personne ne le remarqua. Inutile de dire que vers une heure du matin, ils étaient tous déjà bien imbibés. Quelques rires trouvaient la sortie, se détendaient. Esther eut besoin d’air frais pour pouvoir continuer à boire. Elle sortit sur le bitume du quai qui s’étendait au-delà de son champ de vision. L’Architecte était le seul bateau amarré. Trapu, massif, le brise-glace patientait comme un monstre, indifférent aux tourments de son futur équipage qui tentait désespérément de repousser le temps, pour jouir encore un peu de la terre et des filles, qui tenaient encore un peu à distance de leur cerveau la folie de l’expédition.

lundi 27 juillet 2009

Des fourmis

Ça sent le kérosène. Elle monte les escaliers métalliques. Le son de ses bottes lui semble disproportionné par rapport aux efforts qu’elle fait pour ne pas faire de bruit. Elle respire mal.
Il fait humide, le hangar est traversé par les courants d’air. Elle n’entend pas la pluie qui cogne le toit de tôle.

Elle pose le pied sur le plancher de béton, se penche au-dessus la balustrade, par réflexe.
Il n’y a en bas que des caisses fermées et dans le fond une petite table qui dort sous la crasse et les restes froids impossibles à identifier.

Elle quitte la balustrade et débarque sur une galerie dégagée. L’espace est sombre, à l’exception d’une tache de lumière qui bave depuis un vasistas crasseux. Un rectangle de couleur qui se perd à la limite de la galerie, saute par-dessus la barrière et plonge dans le gouffre jusqu’au rez-de-chaussée. La tache de lumière, d’un jaune froid, est habitée. Un amas de couvertures informe s’enroule autour d’un corps prostré, serein dans le rectangle jaune, coincé entre la barrière et les courants d’air. Un corps qui respire à la manière des poissons.

Elle s’en approche lentement, bouffée par la curiosité. Tous les jours elle cherche à faire quelque chose d’insensé, une petite chose, pour donner de la vie à ce cirque quotidien. Manger une œillet de son balcon, passer les clous à l’aveugle, applaudir sans raison dans le bus aux heures de pointe, par exemple. Il y a tellement de choses à faire, ça lui donne du courage pour continuer. Aujourd’hui c’est le hangar. Depuis longtemps elle se disait qu’elle allait se le faire. Quand elle va marcher dans les rues sans but, ses pas l’amènent souvent dans ce vieux quartier industriel déserté aux bâtiments utilitaires et gris. C’est le chemin qui mène au fleuve. Il y a ces grandes portes carrées, lourdes déjà à regarder. Certaines ne sont pas verrouillées, on peut le voir. Souvent, elle passe devant ce hangar qui n’est ni plus grand ni plus beau qu’un autre, mais dont la porte bâille toujours un peu. Aujourd’hui, elle est entrée. Elle s’était dit qu’il était vide. Elle s’est trompée.

Le corps emballé dans les couvertures ne fait que respirer. Elle attend un moment que que sa propre pesanteur la trahisse et que le bruit survienne mais son anatomie refuse le faux-pas et demeure camouflée par un silence parfaitement artificiel.

Mais elle sait que le silence va se déchirer peu à peu et que les conséquences vont pleuvoir. Elle sait qu’elle n’a aucun moyen de justifier sa présence. Elle sait qu’elle devra s’expliquer. Parce qu’il est déjà trop tard pour respecter ce sommeil. « Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger, je voulais seulement survivre. » C’est quand elle se dit qu’on ne comprendrait pas ce qu’elle veut dire par là que le mouvement s’amorce. Un objet luisant comme un ovni fuse hors des couvertures qui, elle s’en rend compte depuis sa position, sentent l’essence et quelque chose d’autre qui lui rappelle les pétards de son enfance. Un objet lisse, une lame.

Elle recule devant ce bras tendu hors des couvertures, ce bras sans visage et sans identité. La lame dans sa main n’est pas un couteau, à proprement parler. Plutôt une sorte de gros cutter dont l’une des extrémités est enveloppée dans du scotch, en guise de manche. Le bras reste en l’air, immobile. Il attend.

Elle ne sait pas quoi faire, elle se sent plus gênée qu’effrayée. Il lui semble que c’est à elle de jouer. Le bras suspendu, patient, attend le prochain coup. Elle prend un peu de recul et essaie d’oublier à quel point elle se sent ridicule alors qu’elle s’adresse au cutter. « Vous dormiez ? » Elle espère que ça suffira. Elle se dit que ce qui se trouve au bout du bras va bien réagir à sa voix qui tremble un peu, qui s’excuse, qui cherche le consensus. Elle espère une détente, un rire. Mais le bras reste muet. Apparemment il attend d’autres questions ou d’autres réponses. Il attend qu’elle s’explique. S’il y a une chose qu’elle n’a pas envie d’expliquer, ce qu’elle fait ici. Elle ressent une immense fatigue. Pendant un instant, elle envisage de s’enfuir, de traverser la galerie à toutes jambes et de dévaler l’escalier métallique, de ne pas se retourner, mais elle se rend bien compte que tourner le dos à un bras armé d’un cutter n’est pas ce qu’il y a de plus intelligent à faire. Elle prend alors le parti du repos, et s’assoit par terre à moins d’un mètre du bras. Ce dernier suit son mouvement, descend et s’arrête à sa hauteur.

Elle se demande à peine ce qu’il peut y avoir sous les couvertures. C’est un corps, probablement, mais elle ne comprend pas très bien dans quelle position il se trouve. Il lui semble qu’il doit lui tourner le dos parce que le bras effectue une sorte de torsion bizarre, comme s’il tendait le couteau vers l’arrière et non vers l’avant. Cette position doit devenir inconfortable à la longue. Elle étend les jambes, jusqu’à frôler le tas. Elle parvient à distinguer deux étoffes différentes : une couverture de laine à carreaux rouges et bleus, de type écossais, et une autre a rayures blanches, orange et marron. Les deux couvertures sont tellement entremêlées qu’elle ne parvient pas à distinguer les contours du corps à l’intérieur. Le bras s’est encore abaissé, touchant presque le sol. Elle se dit que l’épaule doit être disloquée pour tenir une position pareille. Mais rien ne tremble et la prise du couteau reste ferme. Elle continue de percevoir cette odeur d’essence et de quelque chose d’autre qu’elle imagine être de la poudre. Elle se résigne à attendre dans l’obscurité froide que quelque chose dans le rectangle lumineux se décide. Elle ne veut pas parler.

Après quelques minutes immobiles, la main abaisse la lame vers le sol et racle la semelle de sa chaussure. Elle passe dessus comme pour la sentir, pour la mesurer. A travers ses semelles épaisses, son pied perçoit l’écho de la lame dont la trajectoire sur les dessins de caoutchouc fait vibrer la plante. Elle se laisse faire. Elle observe. Le bras armé est celui d’un homme. Elle a de la difficulté à évaluer son âge mais il ne doit pas dépasser la quarantaine étant donné la couleur des poils et la texture de la peau. La main est écorchée en plusieurs endroits, le revers, le pouce, l’index et la deuxième phalange du majeur. Elle est solide. Elle détecte également de petites traces blanches, comme une décoloration. D’anciennes brûlures peut-être. Le cutter poursuit sa trajectoire sur la semelle, dessine des arabesques. Il semble plutôt jouer, maintenant, que sonder quelque chose. Le froid la gagne à cause de son immobilisme. Au moment où elle se résigne à changer de position, la lame s’arrête, la pointe à plat contre le caoutchouc. Un bref répit puis elle commence à frapper contre. Deux petits coups, un arrêt. Deux coups, un temps, deux coups, un temps, deux coups… Elle se demande ce qu’il veut lui dire par là. Si elle doit partir, si elle doit rester, si elle doit faire quelque chose de particulier. Les petits coups répétés se répercutent jusque dans sa hanche. Immobile depuis un moment déjà, elle commence à se sentir engourdie. « J’ai des fourmis dans les jambes. » dit-elle lentement pour se justifier. Elle rétracte ses jambes et la lame frappe une dernière fois dans le vide. Elle pend, inutile, au bout du bras inerte.

Le carré de lumière jaune s’assombrit tandis qu’elle se lève. Il n’y a pas de rencontre, se dit-elle. Il n’y a rien ici pour elle qu’un fantôme enveloppé dans des couvertures miteuses. Tout ça pour rien. Elle ne saura jamais qui il est, ne verra jamais son visage. Elle sera partie avant qu’il sorte de sa cachette et se rue dans le monde, comme elle. Elle décide de poursuivre sa marche vers le fleuve et de ne plus ouvrir les portes des hangars. Elle n’est qu’une milliardième solitude face à une autre. Elle ne conçoit plus de plaisir à faire des choses insensées, aujourd’hui. Elle n’attend que le long déroulement boueux du fleuve, constant et insaisissable. Ça la rassure de savoir qu’il y a des choses dont on ne peut inverser le cours. Dans le hangar, elle entend une voix s’élever, toute raide : « Des fourmis… »

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Il fait nuit. Au bord du fleuve, la passerelle qui mène au bac est déserte. Le vent froid s’engouffre dans son manteau malgré l’écharpe de coton et le col relevé. Il se dit que ce rêve est très différent de ceux qu’il a l’habitude de faire. Ses rêves sont d’ordinaire violents et sans suite, brefs et éprouvants. Un reflet de sa vie, en pire. Il ne se rappelle pas de son visage, il ressent seulement en lui l’empreinte de sa voix, grave et triste, légèrement écharpée par la douleur, une histoire de fourmis. Le vent s’insinue encore plus profondément dans le moindre interstice de ses vêtements, il enfonce encore plus la tête dans son col mais ne parvient pas à se réchauffer. Ses cheveux, parfois, l’aveuglent. Ses mains au fond des poches son raidies par le froid et sa prise sur le couteau est mauvaise.

La faible lumière du bac grossit lentement, comme le bruit du moteur qui toussote tranquillement. Il scrute l’embarcation. Trois passagers, en plus du pilote. Un couple et une jeune femme. Ils n’ont pas l’air d’être ensemble. C’est le dernier bac. La dernière occasion de bouffer. Le couple, relativement jeune, a l’air plutôt à l’aise. Il se retourne et aperçoit sur le parking en surplomb un tout terrain allemand noir qui luit. Ça doit être à eux, se dit-il. Dommage que le type ait l’air plutôt baraqué. D’ordinaire il n’aurait pas hésité, mais cette nuit il se sent faible, peu sûr de ses gestes. Il n’aurait pas dû dormir si tard. Et ce rêve qui l’a laminé. Il se sent ridicule. Le bac commence sa manœuvre d’approche et tourne à contre-courant pour se placer le long de l’embarcadère. L’eau noire produit de gros remous, le fleuve est haut, il a beaucoup plu ces dernières semaines. Le moteur de l’embarcation rugit une dernière fois et reprend son bourdonnement régulier. Les passagers, déstabilisés par leur retour à la terre, descendent comme des pantins et s’engouffrent sur la passerelle. Le couple, en tête, se tient la main, chacun tenant devant sa gorge son col bien fermé. La fille débarque à leur suite. A peine a-t-elle mis le pied sur l’embarcadère que le pilote libère le bac de l’amarre et fait à nouveau hurler le moteur pour filer vers la rive opposée, où l’embarcation sera mise à l’abri pour la nuit. Le bac trace un grand arc de cercle d’écume trahissant l’effort poussif du moteur contre le courant.

Il est planqué contre le mur non éclairé de la baraque du club des pêcheurs. De là, il peut voir le bac s’éloigner, hors de portée de voix, et les passagers défiler à moins de cinq mètres. Le couple passe devant lui sans le voir. La fille les suit à une dizaine de mètres, tête baissée. Le couple monte en direction du parking, le vent lui communique des commentaires sur un restaurant agréable « mais trop cher pour ce que c’est ». Des rires. Il n’y a qu’une voiture sur le parking, la fille doit donc forcément prendre le bus où rentrer à pied. Il a vu juste : elle ne se dirige pas vers le parking, mais bifurque sur la gauche en direction de la route sur laquelle se trouve l’arrêt de bus, à deux cent mètres environ. C’est le dernier de la soirée. Le chauffeur doit déjà attendre les passagers du bac. Pour atteindre la route, elle suit le chemin de terre qui passe entre les deux hangars à bateaux de la compagnie fluviale. C’est un raccourci. Normalement, les piétons sont invités à passer par le parking pour se rendre sur la route qui mène à l’arrêt de bus. Mais le chemin par les hangars leur fait gagner une cinquantaine de mètres. Il doit l’atteindre avant qu’elle ne gagne la route. La zone des hangars est idéale parce qu’elle est mal éclairée. Pas question de la suivre, il doit la surprendre et l’empêcher de se mettre à courir. Il contourne à grand pas la baraque des pêcheurs pour se tenir à distance tout en avançant en parallèle, dissimulé par le premier hangar, puis par une série de bateaux sur des berceaux. Elle avance rapidement, il doit presser le pas pour la dépasser. Deuxième hangar. Ils font peu de bruit, le terrain herbeux est gelé. Elle arrive à la hauteur d’une cabane de chantier destinée à l’outillage et il sait qu’il pourra l’avoir droit derrière. Il ne ressent plus plus rien. Sa prise est bonne, ses mains sont sèches. Ses muscles se sont réchauffés et son pouls, bien que rapide, est régulier. Sa tête est claire. Il contourne la cabane de chantier. Il est pile dans les temps. Elle le percute de plein fouet.

Il ne s’attendait pas à un choc d’une telle violence. Tête baissée, elle lui a foncé dessus et le haut de son crâne a percuté sa lèvre inférieure, qui s’est ouverte. Il saigne abondamment. Sonnée, elle se tient la tête. Ils titubent légèrement. Il se remet plus vite qu’elle, détecte le sang qui coule sur son menton, s’essuie vaguement avec sa manche. Sa lame est toujours bien en prise. Il s’approche d’elle gentiment. Elle se tient toujours le front, à moitié pliée en deux, elle s’accroupit en prenant appui contre la paroi de préfabriqué. « Désolée, je…ahhhr…désolée, je ne vous ai pas vu arriver…ahh, …ça va, vous ? »

Ça va, vous ? Ça fait longtemps qu’il n’a pas entendu ça. Il faut qu’il le fasse maintenant, après ça sera trop tard. Elle est encore dans les vapes, c’est pourtant facile, bordel. Mais quelque chose dans sa voix le retient. Il se demande pendant une demi seconde où il a déjà entendu cette voix. Il comprend qu’il ne peut pas la finir, pas parce qu’il connaît cette voix, mais parce qu’il ne se rappelle pas d’où. Il pense : c’est très con. Peut-être que c’est la voix d’une caissière de supermarché qu’il n’aurait aucun scrupule à planter. Peut-être aussi est-ce la voix d’une fille avec qui il aurait couché il y a longtemps, mais qu’il a oubliée parce qu’il oublie certaines choses de son passé, parfois, et même des choses importantes. Sa mémoire n’est plus très fiable ces derniers temps. L’autre jour il a mis bien dix minutes à se rappeler le prénom de son frère. Mais il se rappelle bien avoir lu quelque part, au temps où il allait encore au centre social, que la malnutrition ainsi que des conditions de vies précaires peuvent entraîner, entre autres, un certain nombre d’affections au cerveau dont des pertes de mémoire temporaires. Carences en vitamines. Il ne se rappelle plus lesquelles. Le sang coule encore sur son menton.

Trop tard. Elle s’est relevée et maintenant elle le regarde avec intérêt. Il ne sait pas tuer les gens après ça. Il faut qu’ils soient inconnus, presque sans visage. Il ne se concentre que sur ce qu’ils possèdent. Mais il ne faut pas qu’ils parlent ou qu’il gueulent, qu’ils essaient d’entrer en contact. Il les tue parce qu’il a peur. Braquer quelqu’un qui peut ensuite porter plainte et vous envoyer en tôle, c’est de la pure connerie. Bon, en tôle au moins, il fait chaud. Mais non. Mieux vaut crever de froid.

Elle s’est relevée et semble ne pas savoir quoi dire devant son silence à lui. Elle jette un œil autour d’elle. « Vous saignez… » Elle se met à fouiller dans son sac, une grande baleine noire. « Attendez, je dois avoir quelque chose pour ça. J’espère que ce n’est pas trop profond. » Elle dégage une petite trousse en plastique noir et en sort une série de lingettes désinfectantes, emballées dans des sachets individuels. Ses doigts sont gourds et elle a de la peine à déchirer les pochettes. Elle en sort quelques unes et les lui tend. « Tenez, il faut au moins nettoyer ça ici, désinfecter. » Il la regarde comme s’il ne comprenait pas, immobile. Elle dit encore : « Vous ne voulez pas ? Ça vous fait mal ? » Il essaie de se rappeler mais ça ne lui revient pas. Il n’arrive même pas à savoir si sa voix lui évoque quelque chose de positif ou de négatif. Il tend la main droite et prend les lingettes désinfectantes. Sa main à elle est glacée, elle ne lui rappelle rien. Il baisse la tête et commence à passer le coton imbibé sur sa lèvre inférieure. Ça brûle. Il siffle puis retient sa respiration. « Ça pique ? Vraiment désolée. Avec ce froid je marche toujours vite et la tête baissée, encore. On ne peut rien voir comme ça. » Elle sourit. Il se demande si ce sourire lui est adressé ou si elle sourit de la situation. Au loin, on entend le bus qui démarre. L’espoir renaît en lui, il n’y a personne qui habite le coin, plus de bac ni de bus et pas une voiture. Ils sont absolument seuls. Est-ce qu’il pourrait surmonter sa hantise absurde et la finir quand même ? A la dérobée, il remarque que sans être luxueux ses vêtements sont corrects et soignés. Elle doit travailler ou au moins avoir un revenu. Elle ne porte pas de montre mais des boucles d’oreille en argent et des bottes de cuir. Elles ont l’air relativement neuves, il pourra les revendre. Il ne mise pas sur le cash, de nos jours, il n’y a plus que les vieux pour se promener avec du liquide. Mais si son portefeuille est en cuir, si son téléphone portable est relativement récent, si elle se ballade avec un lecteur mp3 ou un appareil photo, des gants en cuir, des accessoires de marque, il pourra en tirer quelque chose. De toutes façons, son gros bonnet et son écharpe de laine noire sont déjà à lui. Il termine de nettoyer sa lèvre qui ne saigne plus, le sang ayant déjà coagulé à cause du froid. Il ressent encore la brûlure du désinfectant comme celle du gel. Il jette les serviettes souillées par terre et se redresse. Avant tout, il faut qu’il sache d’où elle vient, cette voix. Il sont presque face à face, les mains dans les poches. Elle lui fait : « Le dernier bus vient de partir, il va falloir rentrer à pied… Vous allez dans quelle direction ?
-La tienne. » Sa voix est rendue plus rauque qu’il ne s’y attendait à cause du froid. Où bien est-ce par ce qu’il n’a pas adressé la parole à quelqu’un depuis des jours. Mais il n’est pas mécontent de l’effet qu’elle donne : la fille a l’air un peu effrayé. Il s’approche un peu d’elle en essayant de se donner la tête de quelqu’un. Peu à peu, il reprend confiance. Ce n’est pas si difficile, il suffit de s’imaginer être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui a l’habitude de faire ça. Ça a même un petit coté grisant. Mais bizarrement, le visage de la fille se transforme et la crainte laisse la place à une forme d’intérêt concentré. Elle le scrute. Elle cherche. Elle se met en mouvement et s’approche de lui en le fixant toujours. Il s’arrête. Ce n’est pas ce qui était censé se passer. Elle aurait dû reculer contre la paroi de la cabane de chantier. Elle avance toujours vers lui, lentement, les yeux dans les yeux, sans peur mais le corps, ça se voit, tendu, chargé. Ne pas reculer. Il se force à tenir sa position malgré son réflexe instinctif de recul. Il vérifie la prise de la lame dans sa main gauche, planquée dans sa poche. Elle sera bientôt à sa portée. Mais qu’est-ce qu’elle fout ? Pourquoi elle avance comme ça ? Elle s’arrête juste hors de sa portée, à la limite. Il devrait avancer, mais il ne bouge pas. Elle baisse les yeux et lance : « On se connaît ? » Un demi sourire accroche sa joue. Encore cette putain de question. Il réfléchit deux secondes : à quoi bon chercher ? Si ça se trouve, ni elle ni lui ne se rappelleront jamais. Elle a ça : chaleur, fric ou objets de valeur. Lui, il se gèle et il a rien. Qu’est-ce que cette question à la con a à voir avec une réalité aussi merdique ? Qu’est-ce que ça peut foutre qu’ils se soient connus avant et qu’aucun d’entre eux ne s’en souvienne ? Il avance d’un demi pas sans la regarder. C’est suffisant.

La lame jaillit sans étinceler, sans un éclat. Il doit faire vite. Elle se raidit et recule, cette fois, un grand bon en arrière. Mais il est déjà sur elle, arrache l’écharpe de laine qui la protège et dessine dans son cou une grande courbe sanguinolente. Elle le fixe comme un animal. Il commence déjà à la dépouiller, sans la regarder. Bonnet, écharpe, gants, bottes, sac, ceinture. Le sac, il le fouillera plus tard. Sa gorge ouverte gargouille, il trouve le bruit répugnant. Elle le fixe toujours intensément et la lueur dans son œil semble ne pas vouloir ternir.

Ce n’est pas sur son visage qu’elle concentre son regard, mais sur sa main gauche, celle qui tient encore la lame, un vieux cutter emballé dans du scotch. Sa bouche s’ouvre et se referme comme celle des poissons. Elle parle. Il est stupéfait par sa volonté, sa hargne à ne pas vouloir crever, à vouloir capter son attention. Il entend doucement des choses s’évacuer d’elle, des derniers souffles. Puis, à force de concentration, une sonorité particulière percute sa mémoire qui s’ouvre. Il se rappelle d’où vient la voix. Il se rappelle et regrette. Il se souvient de ce rêve-anomalie, luxe mélancolique, qui lui a tenu les tripes au chaud toute la journée. Des mots épars et des séries d’envies, un départ triste et flou. La trique au réveil. Une dernière fois, l’écho de la voix de la fille se cristallise dans l’air gelé: « …des fourmis… »