lundi 27 juillet 2009

Des fourmis

Ça sent le kérosène. Elle monte les escaliers métalliques. Le son de ses bottes lui semble disproportionné par rapport aux efforts qu’elle fait pour ne pas faire de bruit. Elle respire mal.
Il fait humide, le hangar est traversé par les courants d’air. Elle n’entend pas la pluie qui cogne le toit de tôle.

Elle pose le pied sur le plancher de béton, se penche au-dessus la balustrade, par réflexe.
Il n’y a en bas que des caisses fermées et dans le fond une petite table qui dort sous la crasse et les restes froids impossibles à identifier.

Elle quitte la balustrade et débarque sur une galerie dégagée. L’espace est sombre, à l’exception d’une tache de lumière qui bave depuis un vasistas crasseux. Un rectangle de couleur qui se perd à la limite de la galerie, saute par-dessus la barrière et plonge dans le gouffre jusqu’au rez-de-chaussée. La tache de lumière, d’un jaune froid, est habitée. Un amas de couvertures informe s’enroule autour d’un corps prostré, serein dans le rectangle jaune, coincé entre la barrière et les courants d’air. Un corps qui respire à la manière des poissons.

Elle s’en approche lentement, bouffée par la curiosité. Tous les jours elle cherche à faire quelque chose d’insensé, une petite chose, pour donner de la vie à ce cirque quotidien. Manger une œillet de son balcon, passer les clous à l’aveugle, applaudir sans raison dans le bus aux heures de pointe, par exemple. Il y a tellement de choses à faire, ça lui donne du courage pour continuer. Aujourd’hui c’est le hangar. Depuis longtemps elle se disait qu’elle allait se le faire. Quand elle va marcher dans les rues sans but, ses pas l’amènent souvent dans ce vieux quartier industriel déserté aux bâtiments utilitaires et gris. C’est le chemin qui mène au fleuve. Il y a ces grandes portes carrées, lourdes déjà à regarder. Certaines ne sont pas verrouillées, on peut le voir. Souvent, elle passe devant ce hangar qui n’est ni plus grand ni plus beau qu’un autre, mais dont la porte bâille toujours un peu. Aujourd’hui, elle est entrée. Elle s’était dit qu’il était vide. Elle s’est trompée.

Le corps emballé dans les couvertures ne fait que respirer. Elle attend un moment que que sa propre pesanteur la trahisse et que le bruit survienne mais son anatomie refuse le faux-pas et demeure camouflée par un silence parfaitement artificiel.

Mais elle sait que le silence va se déchirer peu à peu et que les conséquences vont pleuvoir. Elle sait qu’elle n’a aucun moyen de justifier sa présence. Elle sait qu’elle devra s’expliquer. Parce qu’il est déjà trop tard pour respecter ce sommeil. « Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger, je voulais seulement survivre. » C’est quand elle se dit qu’on ne comprendrait pas ce qu’elle veut dire par là que le mouvement s’amorce. Un objet luisant comme un ovni fuse hors des couvertures qui, elle s’en rend compte depuis sa position, sentent l’essence et quelque chose d’autre qui lui rappelle les pétards de son enfance. Un objet lisse, une lame.

Elle recule devant ce bras tendu hors des couvertures, ce bras sans visage et sans identité. La lame dans sa main n’est pas un couteau, à proprement parler. Plutôt une sorte de gros cutter dont l’une des extrémités est enveloppée dans du scotch, en guise de manche. Le bras reste en l’air, immobile. Il attend.

Elle ne sait pas quoi faire, elle se sent plus gênée qu’effrayée. Il lui semble que c’est à elle de jouer. Le bras suspendu, patient, attend le prochain coup. Elle prend un peu de recul et essaie d’oublier à quel point elle se sent ridicule alors qu’elle s’adresse au cutter. « Vous dormiez ? » Elle espère que ça suffira. Elle se dit que ce qui se trouve au bout du bras va bien réagir à sa voix qui tremble un peu, qui s’excuse, qui cherche le consensus. Elle espère une détente, un rire. Mais le bras reste muet. Apparemment il attend d’autres questions ou d’autres réponses. Il attend qu’elle s’explique. S’il y a une chose qu’elle n’a pas envie d’expliquer, ce qu’elle fait ici. Elle ressent une immense fatigue. Pendant un instant, elle envisage de s’enfuir, de traverser la galerie à toutes jambes et de dévaler l’escalier métallique, de ne pas se retourner, mais elle se rend bien compte que tourner le dos à un bras armé d’un cutter n’est pas ce qu’il y a de plus intelligent à faire. Elle prend alors le parti du repos, et s’assoit par terre à moins d’un mètre du bras. Ce dernier suit son mouvement, descend et s’arrête à sa hauteur.

Elle se demande à peine ce qu’il peut y avoir sous les couvertures. C’est un corps, probablement, mais elle ne comprend pas très bien dans quelle position il se trouve. Il lui semble qu’il doit lui tourner le dos parce que le bras effectue une sorte de torsion bizarre, comme s’il tendait le couteau vers l’arrière et non vers l’avant. Cette position doit devenir inconfortable à la longue. Elle étend les jambes, jusqu’à frôler le tas. Elle parvient à distinguer deux étoffes différentes : une couverture de laine à carreaux rouges et bleus, de type écossais, et une autre a rayures blanches, orange et marron. Les deux couvertures sont tellement entremêlées qu’elle ne parvient pas à distinguer les contours du corps à l’intérieur. Le bras s’est encore abaissé, touchant presque le sol. Elle se dit que l’épaule doit être disloquée pour tenir une position pareille. Mais rien ne tremble et la prise du couteau reste ferme. Elle continue de percevoir cette odeur d’essence et de quelque chose d’autre qu’elle imagine être de la poudre. Elle se résigne à attendre dans l’obscurité froide que quelque chose dans le rectangle lumineux se décide. Elle ne veut pas parler.

Après quelques minutes immobiles, la main abaisse la lame vers le sol et racle la semelle de sa chaussure. Elle passe dessus comme pour la sentir, pour la mesurer. A travers ses semelles épaisses, son pied perçoit l’écho de la lame dont la trajectoire sur les dessins de caoutchouc fait vibrer la plante. Elle se laisse faire. Elle observe. Le bras armé est celui d’un homme. Elle a de la difficulté à évaluer son âge mais il ne doit pas dépasser la quarantaine étant donné la couleur des poils et la texture de la peau. La main est écorchée en plusieurs endroits, le revers, le pouce, l’index et la deuxième phalange du majeur. Elle est solide. Elle détecte également de petites traces blanches, comme une décoloration. D’anciennes brûlures peut-être. Le cutter poursuit sa trajectoire sur la semelle, dessine des arabesques. Il semble plutôt jouer, maintenant, que sonder quelque chose. Le froid la gagne à cause de son immobilisme. Au moment où elle se résigne à changer de position, la lame s’arrête, la pointe à plat contre le caoutchouc. Un bref répit puis elle commence à frapper contre. Deux petits coups, un arrêt. Deux coups, un temps, deux coups, un temps, deux coups… Elle se demande ce qu’il veut lui dire par là. Si elle doit partir, si elle doit rester, si elle doit faire quelque chose de particulier. Les petits coups répétés se répercutent jusque dans sa hanche. Immobile depuis un moment déjà, elle commence à se sentir engourdie. « J’ai des fourmis dans les jambes. » dit-elle lentement pour se justifier. Elle rétracte ses jambes et la lame frappe une dernière fois dans le vide. Elle pend, inutile, au bout du bras inerte.

Le carré de lumière jaune s’assombrit tandis qu’elle se lève. Il n’y a pas de rencontre, se dit-elle. Il n’y a rien ici pour elle qu’un fantôme enveloppé dans des couvertures miteuses. Tout ça pour rien. Elle ne saura jamais qui il est, ne verra jamais son visage. Elle sera partie avant qu’il sorte de sa cachette et se rue dans le monde, comme elle. Elle décide de poursuivre sa marche vers le fleuve et de ne plus ouvrir les portes des hangars. Elle n’est qu’une milliardième solitude face à une autre. Elle ne conçoit plus de plaisir à faire des choses insensées, aujourd’hui. Elle n’attend que le long déroulement boueux du fleuve, constant et insaisissable. Ça la rassure de savoir qu’il y a des choses dont on ne peut inverser le cours. Dans le hangar, elle entend une voix s’élever, toute raide : « Des fourmis… »

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Il fait nuit. Au bord du fleuve, la passerelle qui mène au bac est déserte. Le vent froid s’engouffre dans son manteau malgré l’écharpe de coton et le col relevé. Il se dit que ce rêve est très différent de ceux qu’il a l’habitude de faire. Ses rêves sont d’ordinaire violents et sans suite, brefs et éprouvants. Un reflet de sa vie, en pire. Il ne se rappelle pas de son visage, il ressent seulement en lui l’empreinte de sa voix, grave et triste, légèrement écharpée par la douleur, une histoire de fourmis. Le vent s’insinue encore plus profondément dans le moindre interstice de ses vêtements, il enfonce encore plus la tête dans son col mais ne parvient pas à se réchauffer. Ses cheveux, parfois, l’aveuglent. Ses mains au fond des poches son raidies par le froid et sa prise sur le couteau est mauvaise.

La faible lumière du bac grossit lentement, comme le bruit du moteur qui toussote tranquillement. Il scrute l’embarcation. Trois passagers, en plus du pilote. Un couple et une jeune femme. Ils n’ont pas l’air d’être ensemble. C’est le dernier bac. La dernière occasion de bouffer. Le couple, relativement jeune, a l’air plutôt à l’aise. Il se retourne et aperçoit sur le parking en surplomb un tout terrain allemand noir qui luit. Ça doit être à eux, se dit-il. Dommage que le type ait l’air plutôt baraqué. D’ordinaire il n’aurait pas hésité, mais cette nuit il se sent faible, peu sûr de ses gestes. Il n’aurait pas dû dormir si tard. Et ce rêve qui l’a laminé. Il se sent ridicule. Le bac commence sa manœuvre d’approche et tourne à contre-courant pour se placer le long de l’embarcadère. L’eau noire produit de gros remous, le fleuve est haut, il a beaucoup plu ces dernières semaines. Le moteur de l’embarcation rugit une dernière fois et reprend son bourdonnement régulier. Les passagers, déstabilisés par leur retour à la terre, descendent comme des pantins et s’engouffrent sur la passerelle. Le couple, en tête, se tient la main, chacun tenant devant sa gorge son col bien fermé. La fille débarque à leur suite. A peine a-t-elle mis le pied sur l’embarcadère que le pilote libère le bac de l’amarre et fait à nouveau hurler le moteur pour filer vers la rive opposée, où l’embarcation sera mise à l’abri pour la nuit. Le bac trace un grand arc de cercle d’écume trahissant l’effort poussif du moteur contre le courant.

Il est planqué contre le mur non éclairé de la baraque du club des pêcheurs. De là, il peut voir le bac s’éloigner, hors de portée de voix, et les passagers défiler à moins de cinq mètres. Le couple passe devant lui sans le voir. La fille les suit à une dizaine de mètres, tête baissée. Le couple monte en direction du parking, le vent lui communique des commentaires sur un restaurant agréable « mais trop cher pour ce que c’est ». Des rires. Il n’y a qu’une voiture sur le parking, la fille doit donc forcément prendre le bus où rentrer à pied. Il a vu juste : elle ne se dirige pas vers le parking, mais bifurque sur la gauche en direction de la route sur laquelle se trouve l’arrêt de bus, à deux cent mètres environ. C’est le dernier de la soirée. Le chauffeur doit déjà attendre les passagers du bac. Pour atteindre la route, elle suit le chemin de terre qui passe entre les deux hangars à bateaux de la compagnie fluviale. C’est un raccourci. Normalement, les piétons sont invités à passer par le parking pour se rendre sur la route qui mène à l’arrêt de bus. Mais le chemin par les hangars leur fait gagner une cinquantaine de mètres. Il doit l’atteindre avant qu’elle ne gagne la route. La zone des hangars est idéale parce qu’elle est mal éclairée. Pas question de la suivre, il doit la surprendre et l’empêcher de se mettre à courir. Il contourne à grand pas la baraque des pêcheurs pour se tenir à distance tout en avançant en parallèle, dissimulé par le premier hangar, puis par une série de bateaux sur des berceaux. Elle avance rapidement, il doit presser le pas pour la dépasser. Deuxième hangar. Ils font peu de bruit, le terrain herbeux est gelé. Elle arrive à la hauteur d’une cabane de chantier destinée à l’outillage et il sait qu’il pourra l’avoir droit derrière. Il ne ressent plus plus rien. Sa prise est bonne, ses mains sont sèches. Ses muscles se sont réchauffés et son pouls, bien que rapide, est régulier. Sa tête est claire. Il contourne la cabane de chantier. Il est pile dans les temps. Elle le percute de plein fouet.

Il ne s’attendait pas à un choc d’une telle violence. Tête baissée, elle lui a foncé dessus et le haut de son crâne a percuté sa lèvre inférieure, qui s’est ouverte. Il saigne abondamment. Sonnée, elle se tient la tête. Ils titubent légèrement. Il se remet plus vite qu’elle, détecte le sang qui coule sur son menton, s’essuie vaguement avec sa manche. Sa lame est toujours bien en prise. Il s’approche d’elle gentiment. Elle se tient toujours le front, à moitié pliée en deux, elle s’accroupit en prenant appui contre la paroi de préfabriqué. « Désolée, je…ahhhr…désolée, je ne vous ai pas vu arriver…ahh, …ça va, vous ? »

Ça va, vous ? Ça fait longtemps qu’il n’a pas entendu ça. Il faut qu’il le fasse maintenant, après ça sera trop tard. Elle est encore dans les vapes, c’est pourtant facile, bordel. Mais quelque chose dans sa voix le retient. Il se demande pendant une demi seconde où il a déjà entendu cette voix. Il comprend qu’il ne peut pas la finir, pas parce qu’il connaît cette voix, mais parce qu’il ne se rappelle pas d’où. Il pense : c’est très con. Peut-être que c’est la voix d’une caissière de supermarché qu’il n’aurait aucun scrupule à planter. Peut-être aussi est-ce la voix d’une fille avec qui il aurait couché il y a longtemps, mais qu’il a oubliée parce qu’il oublie certaines choses de son passé, parfois, et même des choses importantes. Sa mémoire n’est plus très fiable ces derniers temps. L’autre jour il a mis bien dix minutes à se rappeler le prénom de son frère. Mais il se rappelle bien avoir lu quelque part, au temps où il allait encore au centre social, que la malnutrition ainsi que des conditions de vies précaires peuvent entraîner, entre autres, un certain nombre d’affections au cerveau dont des pertes de mémoire temporaires. Carences en vitamines. Il ne se rappelle plus lesquelles. Le sang coule encore sur son menton.

Trop tard. Elle s’est relevée et maintenant elle le regarde avec intérêt. Il ne sait pas tuer les gens après ça. Il faut qu’ils soient inconnus, presque sans visage. Il ne se concentre que sur ce qu’ils possèdent. Mais il ne faut pas qu’ils parlent ou qu’il gueulent, qu’ils essaient d’entrer en contact. Il les tue parce qu’il a peur. Braquer quelqu’un qui peut ensuite porter plainte et vous envoyer en tôle, c’est de la pure connerie. Bon, en tôle au moins, il fait chaud. Mais non. Mieux vaut crever de froid.

Elle s’est relevée et semble ne pas savoir quoi dire devant son silence à lui. Elle jette un œil autour d’elle. « Vous saignez… » Elle se met à fouiller dans son sac, une grande baleine noire. « Attendez, je dois avoir quelque chose pour ça. J’espère que ce n’est pas trop profond. » Elle dégage une petite trousse en plastique noir et en sort une série de lingettes désinfectantes, emballées dans des sachets individuels. Ses doigts sont gourds et elle a de la peine à déchirer les pochettes. Elle en sort quelques unes et les lui tend. « Tenez, il faut au moins nettoyer ça ici, désinfecter. » Il la regarde comme s’il ne comprenait pas, immobile. Elle dit encore : « Vous ne voulez pas ? Ça vous fait mal ? » Il essaie de se rappeler mais ça ne lui revient pas. Il n’arrive même pas à savoir si sa voix lui évoque quelque chose de positif ou de négatif. Il tend la main droite et prend les lingettes désinfectantes. Sa main à elle est glacée, elle ne lui rappelle rien. Il baisse la tête et commence à passer le coton imbibé sur sa lèvre inférieure. Ça brûle. Il siffle puis retient sa respiration. « Ça pique ? Vraiment désolée. Avec ce froid je marche toujours vite et la tête baissée, encore. On ne peut rien voir comme ça. » Elle sourit. Il se demande si ce sourire lui est adressé ou si elle sourit de la situation. Au loin, on entend le bus qui démarre. L’espoir renaît en lui, il n’y a personne qui habite le coin, plus de bac ni de bus et pas une voiture. Ils sont absolument seuls. Est-ce qu’il pourrait surmonter sa hantise absurde et la finir quand même ? A la dérobée, il remarque que sans être luxueux ses vêtements sont corrects et soignés. Elle doit travailler ou au moins avoir un revenu. Elle ne porte pas de montre mais des boucles d’oreille en argent et des bottes de cuir. Elles ont l’air relativement neuves, il pourra les revendre. Il ne mise pas sur le cash, de nos jours, il n’y a plus que les vieux pour se promener avec du liquide. Mais si son portefeuille est en cuir, si son téléphone portable est relativement récent, si elle se ballade avec un lecteur mp3 ou un appareil photo, des gants en cuir, des accessoires de marque, il pourra en tirer quelque chose. De toutes façons, son gros bonnet et son écharpe de laine noire sont déjà à lui. Il termine de nettoyer sa lèvre qui ne saigne plus, le sang ayant déjà coagulé à cause du froid. Il ressent encore la brûlure du désinfectant comme celle du gel. Il jette les serviettes souillées par terre et se redresse. Avant tout, il faut qu’il sache d’où elle vient, cette voix. Il sont presque face à face, les mains dans les poches. Elle lui fait : « Le dernier bus vient de partir, il va falloir rentrer à pied… Vous allez dans quelle direction ?
-La tienne. » Sa voix est rendue plus rauque qu’il ne s’y attendait à cause du froid. Où bien est-ce par ce qu’il n’a pas adressé la parole à quelqu’un depuis des jours. Mais il n’est pas mécontent de l’effet qu’elle donne : la fille a l’air un peu effrayé. Il s’approche un peu d’elle en essayant de se donner la tête de quelqu’un. Peu à peu, il reprend confiance. Ce n’est pas si difficile, il suffit de s’imaginer être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui a l’habitude de faire ça. Ça a même un petit coté grisant. Mais bizarrement, le visage de la fille se transforme et la crainte laisse la place à une forme d’intérêt concentré. Elle le scrute. Elle cherche. Elle se met en mouvement et s’approche de lui en le fixant toujours. Il s’arrête. Ce n’est pas ce qui était censé se passer. Elle aurait dû reculer contre la paroi de la cabane de chantier. Elle avance toujours vers lui, lentement, les yeux dans les yeux, sans peur mais le corps, ça se voit, tendu, chargé. Ne pas reculer. Il se force à tenir sa position malgré son réflexe instinctif de recul. Il vérifie la prise de la lame dans sa main gauche, planquée dans sa poche. Elle sera bientôt à sa portée. Mais qu’est-ce qu’elle fout ? Pourquoi elle avance comme ça ? Elle s’arrête juste hors de sa portée, à la limite. Il devrait avancer, mais il ne bouge pas. Elle baisse les yeux et lance : « On se connaît ? » Un demi sourire accroche sa joue. Encore cette putain de question. Il réfléchit deux secondes : à quoi bon chercher ? Si ça se trouve, ni elle ni lui ne se rappelleront jamais. Elle a ça : chaleur, fric ou objets de valeur. Lui, il se gèle et il a rien. Qu’est-ce que cette question à la con a à voir avec une réalité aussi merdique ? Qu’est-ce que ça peut foutre qu’ils se soient connus avant et qu’aucun d’entre eux ne s’en souvienne ? Il avance d’un demi pas sans la regarder. C’est suffisant.

La lame jaillit sans étinceler, sans un éclat. Il doit faire vite. Elle se raidit et recule, cette fois, un grand bon en arrière. Mais il est déjà sur elle, arrache l’écharpe de laine qui la protège et dessine dans son cou une grande courbe sanguinolente. Elle le fixe comme un animal. Il commence déjà à la dépouiller, sans la regarder. Bonnet, écharpe, gants, bottes, sac, ceinture. Le sac, il le fouillera plus tard. Sa gorge ouverte gargouille, il trouve le bruit répugnant. Elle le fixe toujours intensément et la lueur dans son œil semble ne pas vouloir ternir.

Ce n’est pas sur son visage qu’elle concentre son regard, mais sur sa main gauche, celle qui tient encore la lame, un vieux cutter emballé dans du scotch. Sa bouche s’ouvre et se referme comme celle des poissons. Elle parle. Il est stupéfait par sa volonté, sa hargne à ne pas vouloir crever, à vouloir capter son attention. Il entend doucement des choses s’évacuer d’elle, des derniers souffles. Puis, à force de concentration, une sonorité particulière percute sa mémoire qui s’ouvre. Il se rappelle d’où vient la voix. Il se rappelle et regrette. Il se souvient de ce rêve-anomalie, luxe mélancolique, qui lui a tenu les tripes au chaud toute la journée. Des mots épars et des séries d’envies, un départ triste et flou. La trique au réveil. Une dernière fois, l’écho de la voix de la fille se cristallise dans l’air gelé: « …des fourmis… »

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