mardi 28 juillet 2009

Macula

L’homme allume une cigarette pour échapper à la pression lascive qui lui noue les tripes depuis un moment. Il ne peut pas détacher son regard de leurs corps. Ils sont assis sur cette banquette de cuir confortable, couleur de sang séché, ils ont l’air parfaitement à l’aise, en symbiose. Leurs genoux se frôlent, leurs flancs s’imbriquent l’un dans l’autre avec grâce. Ils sont simplement assis à ne rien faire, ils échangent de temps en temps un mot. La bouche de l’un effleure alors la joue de l’autre dans un souffle éphémère. Il sait bien que, sans se caresser, sans même se regarder, à rester assis là simplement côte à côte, ils partagent déjà quelque chose de l’ordre de la chair. Ils la laissent seulement en suspens au dessus d’eux, cette aura qui essaime à chacun de leurs mouvements et qui irradie à plusieurs mètres à la ronde. Lui-même, assis à l’autre bout de la pièce, il ne flaire qu’elle : dès qu’il ferme les paupières, elle pénètre sa peau et lui laisse un goût amer dans l’arrière-gorge. Il ouvre à nouveau les yeux et ses regards ne lui obéissent plus. Ils sont irrésistiblement attirés par eux comme par un trou noir. Ils sont esclaves de la vision qu’exhibe ce couple aux effluves épuisantes qui lui flanquent des lancées dans les reins. Il fatigue.

Pour passer le temps, pour atteindre plus vite l’instant où le sort doit fatalement se rompre, il se résigne à les mettre en scène, à se les imaginer. C’est la seule chose à faire : il est déjà dans un tel état d’excitation qu’il peut sentir la panique lui tourner autour comme un charognard. Il ne saurait se sentir plus mal. Alors il cède à la rêverie : il laisse paresseusement ses yeux glisser sur leur ombre comme une lame et les disséquer. Ils sont de constitution similaire, fine, osseuse, la peau translucide. Elle porte les cheveux longs et clairs, des cheveux en bonne santé qui encadrent et dissimulent parfois son visage oblong sur lequel on peut lire la plupart du temps une mélancolie sortie du fond des âges et une dévotion sans bornes pour son frère. Dans ses yeux tristes et bleus, il décèle parfois malgré lui de la colère pour le monde, mais ce n’est que lorsqu’elle s’apprête à passer à l’acte, lorsqu’elle se met en mouvement, ce qui lui arrive rarement. Le port de son frère, tout sec et décharné qu’il se présente, est constitué d’un mélange composite d’élégance crade et de distinction dépravée. Il a adoré ce garçon roux dès qu’il l’a aperçu, l’a voulu et pris tout de suite. Le garçon ne s’en est pas plaint, au contraire, il lui a toujours obéi avec souplesse. Il ne les a jamais vu se trafiquer l’un l’autre. Mais il sait que ça leur arrive, de temps en temps : cette idée le fait délirer. Pour son malheur, ils lui ont toujours refusé le secret de leur petit commerce philadelphique. Il en moisit, inassouvi.

Il les imagine donc. Il les voit. Il surveille de sa prunelle vorace sa main, à elle, qui glisse sûrement le long de la chemise bien repassée de son frère, et ses doigts aux ongles blancs qui en détachent soigneusement le col écru. Son frère lui fait face et la regarde, sans bouger, au fond des yeux. Il s’acharne sur ce premier tableau, le peaufine avant de poursuivre : elle sourit tendrement à son frère et dépose sur ses lèvres un baiser court et dépourvu de toute complexité. L’homme savoure l’exquise ambiguïté dont ils font preuve, mais qui ne saurait durer. Elle laisse traîner ses longs doigts dans la béance du col entrouvert, et comme elle effleure cette région située exactement entre la pointe des clavicules, à la base du cou, le jeune homme baisse la tête et sa prunelle éjecte un éclat doré qui vient se planter dans la gorge de sa sœur. La peau qui recouvre son cœur se soulève et elle laisse échapper un soupir, un nom, comme un mot de passe qui ouvre son corps en deux, qui l’autorise à la planter. On sent qu’il veut fermement jouer avec elle. Elle est déjà à lui, elle connaît les règles de leur fratrie, il n’a pas à se soucier de l’implorer. Redressant son crâne régulier à la chevelure courte et mordorée, il souffle à son tour un mot qui vient s’évaporer autour du visage de sa soeur. S’approchant d’elle, il lui sourit méchamment et ses mains transparentes commencent à s’affairer dans les méandres de sa jupe de soieries déchirées. Il détecte les failles, balise les vides, repère les raccourcis. Tous. Elle rit et inspire à la fois, ce supplément d’oxygène conférant à son rire une allure stupéfiée et embrouillée. Tout en versant en arrière, elle se décide à détacher avec savoir-faire chacun des boutons nacrés cousus sur la tige raide de la chemise que l’homme lui a offerte – il la reconnaît bien – tandis que les os de son bassin se cambrent sous les phalanges empressées du garçon. Il la cherche, il la trouve, si bien que l’homme finit par distinguer, parmi les lambeaux de tissu pareils à de la chair humaine, la limite supérieure de son bas gris qui halète en haut de sa cuisse. Elle, elle l’a dévalisé de sa chemise et des épaules découvertes se penchent maintenant sur elle. Mais elle n’a pas terminé et ses deux mains opèrent sous la ceinture déliée. A demi couchée sur le sofa de cuir qui les reflète avec perversité, elle l’élève et le dresse comme un parasol, au dessus de ses dents de carnassier. Le geste qu’elle répète sur lui provoque des vagues assourdissantes dans la pièce où ils se trouvent, expulsées en ondes magnétiques qui repoussent les murs. Radieux, le garçon libère un rire ivre, à gorge déployée, avant de retomber d’un coup, de s’effondrer dans ses dentelles. L’homme entend encore le bruit lancinant de leurs organes qui s’activent sous les voiles, de leurs essoufflements qui se multiplient. Il voit les fluides saumâtres de leurs appétits engluer leurs vêtements. Un complexe parfum de délicat pourrissement lui attrape la gorge. Il connaît la saveur de chaque saveur qu’ils partagent, la configuration tendre de leurs enfoncements, reconnaît leurs frissons sous les coups de butoir, la texture poisseuse de la besogne. Il est de plus en plus en eux et leurs mouvements qui se répondent avec la précision du miroir le dissolvent à l’infini dans l’écho de leurs sécrétions qui s’étalent.

Un instant, leurs têtes se tournent vers lui et le couple regarde avec bienveillance son corps raidi par la sidérante vision. Ils lui sourient. Ils le possèdent. Doucement, autour de lui, l’espace se distord et se tend. Les lumières vacillent et se terminent en fusant au hasard. Des frôlements de l’air annulent les objets autour de lui – table, cendrier, fenêtre – les uns après les autres. Son champ visuel se met à trembler, longuement, puis s’éclate en crissant comme du verre. La terre vibre et s’éparpille et son grondement vrille la réalité qui finit en torchon sale balancé sous le coup de l’épuisement. Des sensations aiguës de corps explosés le traversent.

A un moment donné, le silence advient, se concrétise et bétonne tout. Le temps et l’espace jouent tranquillement dans un coin de l’univers, ils ne se sentent pas du tout concernés par sa planète qui se délite. Dans le vide absolu, il contemple avec sérénité ses morceaux dériver au milieu de denses giclées amères. Il se sent anormalement satisfait.

Des siècles plus tard et par pur égarement, il perçoit du coin de l’oeil une avalanche, minuscule et légère, qui vient s’écrouler sur sa cuisse. Il regarde avec incompréhension ce mouvement de chute lente, détournée et retardée par le mouvement infime de l’air qui circule à nouveau dans la pièce. Il suit avec effarement cette baguette de poudre blanche et grisée, qui s’aventure près de lui pour le narguer et qui descend malgré tout, poussée par l’insensible attraction qui la fait atterrir sur lui et se rouler et se défaire et exposer son cœur noirci. Quelque chose se passe alors dans son esprit halluciné. Il réalise tranquillement que sa cigarette, entièrement consumée, est venue s’effondrer sur son pantalon, maculant avec désinvolture la laine vierge à l’abri de laquelle il vient de jouir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire