mardi 28 juillet 2009

FRAFF

Il neigeait sur le silo principal quand ils sont arrivés. Ils se sont parqués dans la cour A. Trois voitures, de gros quatre-quatre noirs et luisants comme des scarabées. Le ciel faisait des reflets argentés sur les capots et sur les vitres. J’ai immédiatement trouvé ça beau. Je les ai regardé sortir de leurs voitures depuis la tour 4. Ils ne m’ont pas vue. Pourtant, je ne me suis pas spécialement cachée. Je me suis dit tout de suite que ce n’étaient pas les types de l’inspection sanitaire, ni des inspecteurs du bureau de l’environnement, ni la direction du territoire et des aménagements, ni ces petits fonctionnaires du département de l’énergie. Ce n’était rien d’officiel. Et ils étaient armés. Je les ai trouvés sympathiques avec leurs airs de gangsters. J’ai eu envie de faire leur connaissance. Mais je me suis forcée à attendre et à deviner ce qu’ils venaient faire chez moi.

Ils étaient une dizaine, tous grands et ombrageux, sauf un qui avait l’air effrayé. Il portait un costume gris d’agent immobilier et s’adressait avec précautions à l’un des grands types ombrageux. Il semblait ennuyé par quelque chose, je pense que c’était à cause des armes qu’il était si nerveux. Il leur a fait signe de se diriger vers le bâtiment administratif I qui est aussi l’entrée principale. L’un d’entre eux a brisé la chaîne avec de grosses tenailles rouges et le petit a composé le code d’accès. A mon grand étonnement, la porte s’est descellée. J’ai tenté des centaines de fois de trouver le code de cet accès, je n’ai jamais réussi. Je ne suis donc jamais entrée par la grande porte – j’ai mes petites entrées, c’est mon royaume, après tout. J’étais un peu outrée que ce petit homme gris y parvienne du premier coup. Même les autorités responsables de l’assainissement du site n’avaient pas les codes. Pour entrer, ils ont du forcer la porte du bâtiment II, qui n’est pas blindée ni piégée comme celle du bâtiment I. Ils ont quand même dû la plastiquer. Ça a fait un bruit énorme. Le chat et moi on n’en est toujours pas revenus. On est même restés un peu sourds depuis ce jour-là et, parfois, on doit crier pour se faire entendre. De toutes façons, ils ne sont pas restés longtemps et ils ont vite renoncé à assainir quoi que ce soit. Trop de travail, trop de temps, trop d’argent surtout, ça coûterait à la municipalité. Je les ai entendu près du petit silo est. J’ai été soulagée : ils ne me chasseraient pas. Ils laisseraient pourrir le site et ça m’allait très bien. Où j’aurais bien pu aller ? Mais eux, les nouveaux, ils avaient les codes. Et un guide. C’est le petit homme gris qui les conduisait dans les allées du bâtiment I où il n’y rien à voir parce que c’est que des bureaux. Pas de quoi s’amuser. Ils sortirent par l’arrière et traversèrent la cour B vers le silo principal. Je les ai suivi par la coursive du mur d’enceinte intérieur. Ils marchaient d’un pas vif, noirs sur la neige blanche, et faisaient de grandes empreintes régulières. Le premier d’entre eux, accompagné du guide, allait vite, à grandes enjambées. L’autre parlait continuellement pour se rassurer. Il faisait des gestes et il fumait. Sa bouche fumait. A cause du froid. Les flocons de neige s’amassaient sur leurs épaules et refusaient de fondre. Je me suis dit qu’ils devaient être bien gelés. Ils fumaient tous. Ils arrivèrent devant l’entrée du silo principal qui intéresse tout le monde. Pourtant, le silo principal n’est pas intéressant. Parce que ce n’est pas de là qu’on peut accéder aux commandes et ce n’est pas là qu’on peut s’amuser et faire des expériences. Mais tout le monde veut voir le silo principal parce que c’est là qu’a eu lieu l’accident qui est à l’origine de la fermeture du site. Je ne vois pas pourquoi tous les gens qui viennent ici veulent voir le silo principal : il n’y a pas eu de mort à cet endroit. Les morts sont morts à l’hôpital, des mois après. Et personne ne vient à l’hôpital pour constater l’ampleur du désastre et commémorer tous ces morts. Ils s’en foutent, à l’hôpital, il y a trop de morts différents, on ne saurait même pas où regarder pour trouver les bons. Ou bien il y a encore le cimetière mais le cimetière c’est encore pire. Trop de monde, trop de confusion, on risque de se tromper et de commémorer les mauvais morts et alors on s’expose à des poursuites judiciaires. Alors on vient voir le silo. Là au moins il n’y a pas eu de mort à cet endroit précis, ils ne risquent pas de nous faire chier, les morts, avec leurs poursuites judiciaires.
Ils sont restés un moment devant le silo principal à écouter les explications du guide qui faisait de grands gestes pour simuler une explosion. Il n’y a jamais eu d’explosion. Il y a eu des fuites, oui, mais pas d’explosion. L’Agent a commencé à suinter de la paroi du silo, malgré le blindage, malgré les isolants, malgré les couches de béton, et il a fini par atteindre les zones accessibles aux employés. Qui en ont bouffé de l’Agent. Tous les jours, ils en respiraient – même que certaines fois ils étaient en contact direct avec, surtout les nettoyeurs. Et puis un jour, il y en a un qui est tombé sur une fissure. Il a vu les millilitres qui faisaient comme une couche luisante sur le mur. Il a vite compris. Et puis il est tombé, quelque mois plus tard, comme une mouche. Alors, non. Ce n’était pas une explosion. Ils ont voulu tout planquer quand ils ont découvert cette première fissure. Mais le problème c’est que le nettoyeur en question, Pablo, il n’a pas voulu la fermer et il en a parlé à tous les autres nettoyeurs dont aucun n’a plus voulu travailler au silo principal. Alors quand il s’est fait virer, avec tout le reste de l’équipe et que la direction a décidé de s’adresser à des boîtes d’interim pour faire le boulot, Pablo, qui avait 53 ans et un avenir radieux en perspective a décidé de ne pas en rester là et il a contacté la presse locale qui a été tout de suite très intéressée par cette histoire de fuite. Par chance, tous les autres nettoyeurs et même quelques anciens employés de la maintenance se sont mis à table et l’histoire a fait boule de neige. Un mois après la découverte de Pablo, tous les médias nationaux en parlaient et c’était le début de la grande affaire de la FRAFF. Quelques mois plus tard, manque de bol, Pablo tombait en revenant de chez le boulanger, un samedi matin. Comme une mouche. Ils ont estampillé son dossier avec la mention « décédé de causes naturelles ». Pablo, qui ne buvait pas, ne fumait pas mais possédait le sens de l’humour, aurait apprécié cette attention de l’administration, qui le classait définitivement dans la même catégorie que Serge Gainsbourg.

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