mardi 28 juillet 2009

Calamars

Ils étaient arrivés le matin. Ils avaient fait peu de bruit. Esther était déjà levée et les avait accueillis tant bien que mal, retournant son ennui comme on aère un duvet sous lequel on aurait sué toute la nuit. Elle en avait assez, pourtant. Depuis des années, Paul, son frère, débarquait avec de parfaits inconnus qu’il planquait chez elle, le temps que ça se tasse. Le type qu’il ramenait aujourd’hui, Jaggo, elle se demanda combien de temps il faudrait avant que ça se tasse. D’après ce qu’elle avait pu voir à la télé, il était poursuivi par la police depuis plusieurs jours pour divers braquages. Il devait être vidé. Paul l’était en tout cas : il s’était endormi sur le canapé dix minutes après leur arrivée. Jaggo avait baissé les stores du salon et s’était posté, assis, près d’une fenêtre entrouverte. Il restait silencieux et respirait dans l’entrebâillement de la fenêtre, à la manière des poissons. Il était calme, c’était déjà ça. Esther apprécia ce calme et le fait qu’il paraisse maîtriser sa prise de drogues. Quatre-vingt dix neuf pour cent des « amis » que Paul traînait jusque chez elle arrivaient raides défoncés. Et tous ne se maîtrisaient pas. Loin de là.

Pendant un long moment, toute la matinée en fait, ce fut cette retenue silencieuse des sportifs hors d’haleine et des dormeurs harrassés. Pas un mot. Vers midi, Esther décida qu’il convenait de préparer à manger. Elle posa son livre et ouvrit le frigo. Elle y repéra un sachet blanc qui renfermait des calamars. Elle devait absolument en faire quelque chose, sinon elle serait obligée de les jeter. Elle détestait gaspiller les aliments. Elle n’avait pas spécialement envie de manger des calamars. Elle sortit malgré tout son long couteau japonais, celui qui ne lui servait jamais à préparer des sushis.

Elle commençait toujours en opérant une incision le long du corps mou de l’animal, pour en extraire le cartilage transparent. Parfois, il y avait de mauvaises surprises : des poissons entiers, à moitié digérés. Puis elle rinçait la bête et la jetait, entière, dans l’eau bouillante agrémentée d’un peu d’huile, de sel et d’herbes aromatiques. Elle faisait cuire le tout quelques minutes et c’était fini. Parfois elle les faisait mariner dans l’huile d’olive et des épices, puis les faisait griller. Ce jour-là, il n’y avait pas de poisson à l’intérieur des calamars. Ils étaient assez grands. Au bout du troisième, elle fut interrompue par un bruit souple qui venait du côté de l’entrée de la cuisine. Timide, Jaggo se tenait sur le seuil et la regardait fixement.

Elle se demanda s’il la voyait réellement parce que son regard était très fixe et très vide. Une longue liste de psychotiques défila rapidement dans son esprit. Elle choisit de ne pas s’y attarder. Il se mit en mouvement très lentement dans sa direction, progressant comme un zombie dans le couloir étroit qui constituait la cuisine, sa silhouette à contre jour dans la lumière jaune d’œuf de ce midi pluvieux. Quand il fut arrivé près d’elle, son corps se figea, l’œil morne, erratique. Puis il se détourna d’elle pour jeter son regard sur les calamars. La curiosité alluma une lanterne dans sa prunelle. Il sembla à Esther qu’il ne paraissait pas savoir ce que c’était. Une curiosité pure. Comme quoi, on peut être un braqueur de première et ne pas savoir reconnaître un calamar.

Elle se permit trois coups d’œil. Il portait une veste trois quarts violette en mauvais état, déchirée par endroits, tachée. Elle sentait l’essence et un certain nombre de produits chimiques. Ses cheveux châtains qui retombaient en chahut sur ses épaules étaient striés de blanc, ou de blond, elle ne répondit jamais à cette question. Elle se fit brièvement la remarque que le blanc évoquait une souffrance alors que le blond seulement une teinture ratée. Pour l’âge, elle hésitait. Il devait être en fin de vingtaine, début de trentaine. Elle aurait gagné en précision si son visage n’avait pas été maquillé. Du blanc, du noir du rouge, froissés, étalés sur une tournure chaotique. Elle réévalua la tignasse. Déjà des cheveux blancs ? Avec la vie qu’il menait. On peut être ennemi public et angoissé. L’un n’exclut pas l’autre.

Ses yeux marron fixaient toujours les calamars. En bonne didacticienne, elle en prit un entier, pour lui montrer. Expertement, elle l’ouvrit, dégagea la plume, lui présenta l’ouverture béante. Il semblait captivé. Son intérêt plut à Esther. Elle eut alors cette impulsion bizarre, comme il lui en venait parfois, lorsqu’elle s’ennuyait à mort. Elle lui jeta le calamar. Un geste précis, sûr, bien calculé, élégant. L’animal atterrit et s’étala de tout son long sur l’épaule gauche, les tentacules d’une dizaine de centimètres bien déroulés. Il ne réagit pas tout de suite.

Jaggo tourna lentement sa tête pour regarder par la fenêtre, comme s’il n’avait rien remarqué. Esther se retint de rire. Mais c’est lui qui rit, doucement d’abord, légèrement secoué, sans voix. Puis, plus fort, un son se libéra, une espèce de cri de charognard. Il se retourna vers elle, ses grands yeux mouillés, la bouche hilare et tout le maquillage dégoulinant. Elle imagina une menace dans son expression jubilante. Elle se dit qu’il serait judicieux de ne pas reculer. Par témérité, elle s’approcha de lui. Quand on jetait des calamars sur quelqu’un, on ne s’arrêtait pas en si bon chemin. Elle vit à son air joueur qu’il n’allait sûrement pas laisser passer une telle occasion de s’amuser. Mais à quoi ? Elle s’en foutait : elle s’ennuyait vraiment trop. Il prit entre deux doigts le calamar qui commençait à glisser sur sa veste et le jeta à la figure d’Esther en déployant son rire déglingué. Elle rit à son tour et prit le calamar qui collait à ses cheveux. Elle tritura les fragiles appendices entre ses doigts. Elle comptait sur la poétique des animaux marins crevés pour le saisir. Elle savait qu’avec un cinglé de son espèce, ça pouvait marcher. L’ennui perdait peu à peu de sa consistance au contact de la chair visqueuse du mollusque et sous le regard allumé du braqueur. Pendant un moment, il la regarda faire avec intérêt. Puis, comme elle s’y attendait, il s’y mit. Elle était contente : ils étaient ensemble dans l’avant-goût, avec entre leurs mains des céphalopodes crus. Ils ne se regardaient pas mais versaient plutôt l’un vers l’autre. Ils avaient tout leur temps. Ils faisaient traîner. Mais ils progressaient. Et l’ennui reculait. Ils étaient sur le point de se toucher, d’une manière ou d’une autre, quand le coup partit. Jaggo s’effondra, la moitié du crâne arraché. Les doigts de Paul sur la détente se relâchèrent.
« Tu devrais pas passer autant de temps dans la cuisine, Esther. »

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