samedi 4 septembre 2010

Antirabique

Il souffrait beaucoup sur son lit de camp.
Quand Fabrice m’avait appelée pour me dire « T’as ton vaccin antirabique ? » je m’étais dit : encore un qui va avoir besoin d’un seau.

Je suis passée au centre commercial avant de rejoindre leur planque, et à la pharmacie.
Anti-inflammatoires, compresses, antispasmodiques, charbon, coton, désinfectant, seringues, gants stériles, masques, bâche en plastique, gants de vaisselle, éponges, torchons, détergent, eau de javel, sacs poubelle 110 litres, vaisselle en plastique, serpillère, tablier, deux paires de bottes en caoutchouc et l’inévitable seau. J’ai rappelé Fabrice et j’ai acheté encore deux packs d’eau minérale et un de bières, des soupes en boîte, de la compote de pommes, trois couvertures synthétiques, des boules Quiès et une cartouche de clopes.

J’ai pris mon ordinateur portable et quelques bouquins, j’ai chargé tout ça dans ma caisse et suis allée au turbin.

Fabrice avait déjà installé sa petite pharmacie, tout ce qui était sous prescription médicale était de son ressort, et nous disposions à nous deux de quoi traiter tout le quartier. Mais avec ce genre de cas, on est toujours à court de quelque chose. Il faut savoir à quoi on s’attaque.

Depuis la nouvelle législation en matière de répression du crime qui encourage fortement la prise en charge des pensionnaires psychiatriques ramassés dans les commissariats au moyen de traitements chimiques dits adaptés, et soutient la recherche pharmaceutique à coups de millions, il ne fait plus bon plaider la folie.

Ils en ont développé des médocs. Fabrice me sort de nouvelles appellations chaque semaine. Ça ne veut pas dire que leurs effets soient nouveaux. Contrôle, contention, docilité, stabilisation de l’humeur, tout ça on sait faire, et depuis un bail. « Tout est dans la nature, dit souvent Fabrice en sortant sa trousse à sédatifs rouge à croix blanche, il n’y a qu’à se baisser… » Venant du plus fanatique citadin que je connaisse, ça a un léger goût de bonne blague.

Mais il a raison : la nature a été généreuse. Au départ. Et les labos pharmaceutiques ont fait le reste. Du joli travail d’équipe, c’est sûr. Des artistes, de grands artistes. Qui, comme tous les grands artistes contemporains ont leurs admirateurs. Des fans.

Sauf qu’aux fans, on ne leur avait pas vraiment laissé le choix, au départ, de goûter à la révélation des œuvres pharmaceutiques d’helvétiques firmes qui, implantées au pied des pistes de ski, dans des zones industrielles tellement nettes qu’elles en étaient irréelles, créaient, pénardes, à l’abri de verrières signées, des philtres de contention chimique dont les usagers n’allaient plus pouvoir se passer. Et on ne les avait pas avertis qu’en sortant de cure, ils allaient morfler, les fans. Elles ont façonné des perles face auxquelles, en termes de dépendance, les benzodiazépines et même ces bons vieux barbituriques font figure de bonbons à la violette.

En arrivant à la planque, j’ai vu le gisant s’agiter, très peu, sur sa couchette. Fabrice lui préparait déjà un cocktail dont il a le secret, un truc assez fort pour lui faire perdre pied d’avec la réalité et prendre ses distances avec ce corps en dislocation.

« Il a l’air plutôt bien, je trouve.
- De la fièvre, délire, hallucinations, tension plutôt basse. Pas de convulsions. Attention, il mord.
-Ah. La fièvre, c’est normal ?
- Pfff… »

Je l’ai enseveli sous les couvertures, ai placé le seau près de lui du côté de la tête, me suis affalée dans le siège en osier fatigué qui traînait à côté du lit après avoir balancé tout mon barda sur des étagères. Ils planquaient dans une école primaire désaffectée. Tout le secteur avait été évacué pour cause de pollution du sol au mercure, entre autres. Des travaux étaient imminents depuis une petite dizaine d’année.

Pendant que Fabrice reprenait les constantes du gisant après une bonne piquouse – toujours cette délicatesse de prof de philo, avec son écharpe en laine enroulée en nœud coulant autour du cou par-dessus sa veste en velours côtelée marron toute flapie – j’ai sorti mon ordinateur et navigué un moment sur les sites d’information. Les boys avaient fait du bon boulot. Du propre, du net, sans dézinguer personne, cette fois. Ils l’avaient tiré du four sans un pli, le patron. Mais bon, le patron dérouillait sévère maintenant. Fabrice avait dispersé les boys à son arrivée. Ça ne servait à rien qu’ils traînassent autour de leur chef en pleine catharsis médicamenteuse. Et ça nuirait à son image. Il les avait félicité et les avait enjoint d’aller se biturer quelque part. Inquiets pour leur leader charismatique qui se mangeait les phalanges en transpirant à grosses gouttes, quelques un avaient hésité. Mais Fabrice leur avait distribué des bonbons et ils avaient dégagé.

Dans les médias, rien de plus alarmant que « l’évasion d’un patient de l’hôpital psychiatrique de M., mise en œuvre par des complices extérieurs bien organisés et qui n’a pas fait de victime » ne transparaissait. On ne faisait plus cas de ce genre d’évasion, parce qu’elle était vouée à l’échec, l’évadé risquant sa vie à quitter le périmètre sécurisé délimité par le type de drogues qu’on lui administrait tous les jours. Selon le niveau de sécurité, en six heures, il était incapable de marcher et en douze il convulsait. Ensuite, soit on le retrouvait encore vivant le cerveau à moitié cramé par l’état manque, soit c’était l’accident de sevrage et on le ramassait avec une pelle et une balayette. Dans les deux cas, c’était un cent pour cent de réussite pour la politique de traitement des détenus psychiatriques. Mais c’était sans compter sur Fabrice et ses recettes de grand-mère.

« Ça fait combien de temps ?
- Huit. Ils l’ont sorti cette nuit. Il tient plutôt bien la route.
- Résistant ?
- Possible. C’était son deuxième internement en secteur platane. »

Le gisant s’est retourné, a gargouillé et éternué violemment deux fois.
« Je me demande ce qu’il va nous faire… » a dit Fabrice en passant sur son crâne à la calvitie naissante une main d’intellectuel.

Bousculant chaises et pupitres, je me suis approchée du tableau noir, ai ramassé une craie par terre et commencé à y dessiner un chien. Le bruit de la craie contre le tableau a fait sursauter le malade comme s’il se prenait un coup de jus. J’ai arrêté et me suis ouvert une bière. Il faisait froid, l’immeuble n’étant naturellement plus chauffé. Mais les boys avaient rétabli l’électricité et installé deux plaques et un frigo. Pas de radiateur. La fougue de la jeunesse leur tenait chaud, avec la bière.
Je me suis rassise près du lit pendant que Fabrice consultait ses mails sur mon ordi. Le visage du malade était recouvert de craie, comme ma main. Et il était parcouru de tics nerveux. Il semblait avoir de la peine à respirer et geler sur place.

« Il a avalé quelque chose ?
- Rien depuis que je suis arrivé.
- Il ne faudrait pas lui donner à boire ?
- Il n’est pas déshydraté, il n’a pas vomi, et pas de courante. Et puis l’eau peut avoir des effets surprenants dans son cas.
- Et un sérum physiologique ?
- Même un sérum physiologique. »

Je l’ai observé de plus près.

« Dis, tu trouves pas bizarre qu’il soit aussi peu…démonstratif ? Je veux dire d’habitude ils hurlent à la mort, ils se cognent dans tous les coins et se répandent partout. Mais là, j’ai l’impression que ça tape moins fort, je ne sais pas…
-C’est parce que ça tape à l’intérieur et qu’il n’arrive pas à sortir tout ça. Ce n’est pas forcément bon signe. Le S21 fait ça : rien n’est visible mais ça cogne dur. Tout se passe dans le cerveau, qui perçoit de la douleur mais ne peut pas l’exprimer.
- Mais son cerveau va fondre alors…
- S’il n’implose pas. » Fabrice s’est marré.

Bon. Enfermé dans un corps de douleur sans pouvoir gueuler un bon coup histoire de ne pas déranger les voisins. La misère.

« Il va claquer tu crois ?
- Pas s’il tient les six prochaines heures. Avec ce que je lui ai mis, il devrait avoir assez de recul pour s’en tirer, normalement. Mais après, ce n’est qu’une question de hargne. S’il est préparé à ça et qu’il sait que ça va s’arrêter un jour, il a plus de chances… »

Le cri est perçant, animal. Une bordée d’insultes noyées dans des pleurs déchirants.

« Tu disais quoi sur le S21 ?
- Apparemment, il a trouvé le moyen de sortir. C’est possible dans quelques pour-cent des cas. Il faut une sacrée expérience des sédatifs, pour s’en dépêtrer comme ça. Ça va aller vite à partir de maintenant. »

Le type se retourne encore une fois sur sont lit de camp qu’il fait craquer. Je me suis levée et distanciée un peu, pas envie de me faire ronger un morceau. Fabrice a délaissé l’ordinateur et ses bluettes numériques. Il l’observe avec son masque de clinicien sans pareil.

Allongé sur le côté, il nous scrute, passant lentement de l’un l’autre. Son regard est particulièrement brillant – la fièvre – mais aussi excessivement lucide et serein. Au bout d’un moment, il ouvre une bouche qui dégoutte de sang et de salive. Il a dû se mordre. Il semble essayer de parler mais ni Fabrice ni moi ne pouvons le décoder : ses mots sont englués de sang, de douleur et d’analgésiques. Il répète, plusieurs fois, la même phrase courte. Penchés en avant comme des idiots, nous tendons l’oreille, fascinés, sans oser approcher du corps prêt à rompre.

Et puis Fabrice percute, et me murmure : « Je crois qu’il s’adresse à toi. »

L’homme se répète encore, articulant pour bien se faire comprendre : « Tes jambes….tes jambes…sur mes épaules. »

Glacée, je suis, par l’érotisme des cellules capitonnées.