mercredi 24 février 2010

Impuissant vs Insoumis part IV

« Alors c’était quoi ton petit numéro, le service rendu à la communauté ? Tu te fais bien payer pour ça, non ? Un bon paquet ?
- Fallait bien te convaincre. C’est pas très bon de parler affaires tout de suite. Je me suis dit que je devrais me refaire une petite virginité pour que tu acceptes de venir avec moi. T’es pas du genre à t’exciter pour du fric. » Nous descendons lentement, étage après étage, les marches métalliques. Une rumeur chaude nous enveloppe. Je n’ai plus froid. L’humidité des sous-sols commence à se faire sentir, et plus nous nous enfonçons, plus elle se fait lourde. La poignée lisse du jerrican glisse dans mes mains et m’oblige à m’arrêter régulièrement pour retrouver une prise solide. L’obscurité se prolonge en-dessous de nous, brisée seulement à échelons réguliers par les lumières d’urgence. Je me tais. Nos souffles restent les seuls bruits, accompagnés du cognement sourd de nos pas dans l’escalier.

La descente me paraît plus longue qu’elle ne devrait : j’ai arrêté de compter au quatorzième sous-sol. Parfois, j’aperçois une porte de fer en dessous d’une lumière, je me demande sur quoi elle ouvre. Au moment où je me décide à poser la question, nous atterrissons sur un palier de béton que prolonge un couloir éclairé par une série d’ampoules jaunes protégées par des grilles. Il doit bien faire cinquante mètres de long. Au fond se dessine la double porte d’un ascenseur monumental. Devant l’entrée, contre le mur, est installée derrière un petit bureau une silhouette noire filiforme qui se balance sur une chaise en bois. Sans s’arrêter, J. Stern s’avance dans le couloir vers l’ascenseur. La silhouette se redresse et tourne dans sa direction une face blafarde et oblongue.

Il porte un costume impeccable, fin XIXème, et il est très maigre. Ses cheveux rares et gris sont plaqués sur son crâne. Il doit avoir dans les soixante-dix ans. Son visage s’éclaire à notre vue et un sourire noir s’élargit à mesure que nous avançons. Devant lui sont posés une série de rouleaux de tickets de différentes couleurs. Il se lève lentement. Sa voix est étonnamment juvénile lorsqu’il s’adresse à J. Stern.
« Salut mon étoile. Comment va ? Le soleil brille encore de ses lointains rayons en ce matin d’argent ?
- Deux. » La voix de J. Stern est enrouée. Il balance une poignée de pilules blanches sur le bureau étroit. Le préposé aux tickets s’empare des pilules avec avidité, ses longs doigts osseux grattant le bois sans trembler. Il s’adresse à moi comme s’il me connaissait.
« Salut Mademoiselle ! Alors on se décide enfin à nous rendre visite ? Ça se fête : je vous fais un tarif spécial, pour l’occasion. » Il balance en l’air l’une des pilules qu’il raclé sur la table que J. Stern récupère au vol avec une dextérité surprenante et glisse dans sa poche. Il me sourit et son sourire est énigmatique.

Le vieillard aux tickets nous fait signe d’attendre. Nous nous adossons contre le mur, en silence. A intervalles réguliers, J. Stern consulte sa montre. Je n’entends aucun bruit. Je me sens à nouveau engourdie. Il me semble que je devrais entendre le son de l’ascenseur qui circule. Il a l’air d’être hors d’âge et moderne à la fois. Il est massif, ses portes d’acier hermétiquement fermées absorbent la lumière et renvoient de faux reflets ternes sous les lampes du couloir. De grandes trainées anthracite témoignent de choses passées qui se seraient écroulées contre ces portes, qui auraient glissé, qui se seraient agrippées. Sur ses portes, un vaste numéro 2 à la graphie totalitaire presque illisible se laisse déchiffrer.

C’est un grincement aigu qui m’alerte, loin dans l’arrière-fond de mon crâne, dans ces zones dont on imagine qu’elles servent l’instinct de survie. Avant le son, l’onde. Affutée comme une lame de rasoir toute neuve, pas encore déballée mais pleine de promesses, l’onde qui grince progresse à travers les différentes couches de mon cerveau et se scinde en deux, prenant en partie la consistance d’une manifestation audible, très lentement. L’oreille n’a pas l’air d’y toucher, ça vient de l’intérieur tout ça. Précisément, ça vient du dos. Je porte la main à ma tête et je m’aperçois que J. Stern m’observe attentivement. Ses yeux sont vaguement inquiets pendant une seconde, puis son visage cesse cette crispation qui m’angoisse, pour passer à une sorte de décadente bienveillance que je ne trouve absolument pas drôle.
« L’ascenseur arrive, n’est-ce pas ? Il est bientôt l’heure.
- Quoi ? » Ma voix est un coassement. Le son se divise en vibration. Ce sont les os de mon dos qui transmettent l’onde, le son, la vibration. Trois sensations distinctes, qui accompagnent un même objet, qui s’élève, plein d’inertie puissante et inéluctable. L’ascenseur monte vers nous. J’ai soudain l’impression de flotter sur une mer d’huile.

J. Stern ne quitte plus des yeux sa montre, à présent. Je jette un coup d’œil, il est 10h10. Le temps passe-t-il si vite ? En me penchant vers lui pour regarder sa montre, je perçois à nouveau l’odeur d’hydrocarbure qui le caractérise. Elle est forte, étouffante et m’écœure. Avec la vibration qui augmente, je suis à fond de cale d’un gros tanker. J. Stern remue les lèvres en silence, comme s’il comptait les secondes. Ce qu’il fait.

Un cri inhumain déchire l’espace du couloir où nous nous trouvons. Je sursaute comme un animal, ce qui fait hurler de rire les deux autres. Le cri se prolonge dans gargouillement d’agonie strident. Je cherche l’origine. Je n’avais pas vu le haut parleur triangulaire, placé à l’angle supérieur droit de l’ascenseur, qui vomit avec énergie ce cri d’homme torturé. Je me demande s’il y a des mots dans tout ça. Incompréhensibles. Au départ. Mais il me semble repérer un motif répété. Une phrase qu’on redit. Est-ce que je connais cette langue ? Je perçois, ou imagine deviner ces chiffres : deux et treize.

Le cri s’achève brutalement, mais ce n’est pas pour ça que le bruit s’arrête. Le son de l’ascenseur, couvert pendant un instant par le cri, s’est intensifié au niveau de celui de la scie à béton et la vibration qu’il dégage fait trembler le bureau et la chaise du vieillard. Ce dernier me regarde avec une certaine euphorie. J. Stern, toujours concentré sur sa montre, suit le mouvement des aiguilles des secondes. On peut sentir le monstre d’acier émerger des profondeurs de la terre, déchirant sa cage de fer et de béton. Avec bruit du métal contre le métal, la puissance phonique se développe à la hauteur de celle d’un gros réacteur d’avion. Je vais disparaître dans les décombres fumants d’une cage souterraine et inconnue, à cent mètres sous la civilisation, des câbles fouetteront l’air du couloir avant de trancher mes membres inutiles et de hâter mon trépas.

J. Stern hoche doucement la tête pour un compte à rebours. Lorsque ses yeux se ferment et que son sourire prend une tournure extatique, lorsque mes os vibrent tellement que je les sens se disloquer, une sorte d’explosion se fait, à l’envers, dont le souffle nous percute avant de s’enrouler sur lui-même et de se planquer là où on ne le trouvera pas.

J.Stern baisse une dernière fois la tête, les yeux rivés sur les aiguilles, avant de lever le regard.
« Pile. » D’instinct, je vise le cadrant. Il est 10h13.

Le silence s’est fait. Je respire. J’ignore pourquoi, je me dis que j’aurai encore à endurer ça.

Les portes s’écarquillent lentement, rouillées, crasseuses, mais leur grincement paraît inoffensif en comparaison avec ce que je viens de vivre. Le vieux nous fait signe de nous presser. J. Stern me pousse dans la cabine.
« Il doit repartir dans la même minute. » Avant que j’aie eu le temps de me terroriser pour la suite – voyager à l’intérieur de cette monstruosité qui a failli avoir ma peau - les portes se ferment et la cabine plonge.

La chute se fait dans un silence relatif qui me paraît absolu. La machine fonctionne, tombe, sans m’assourdir, ce que je trouve agréable. Je suis épuisée. Lentement, je glisse le long de la paroi du fond, m’assois. J. Stern est posté près de la ligne interminable des boutons lumineux des étages, qui sont tous éclairés, et tous illisibles. Les bras croisés, il semble réfléchir. Je ne l’ai pas vu si grave depuis notre rencontre. Il a sorti un cure-dent en argent de sa poche, qu’il semble vouloir déchiqueter avec ses dents.
« Tout va bien ? » Il se tire de sa rêverie et réagit par l’action, prenant appui sur la paroi, de son pied droit, puis sur la paroi contiguë, de son pied gauche. Il se hisse dans l’angle de la cabine, en adhésion, avec une certaine facilité, et se retrouve à donner de violents coups dans le plafond. Il fait sauter un carré de contreplaqué et avec une certaine hargne, glisse sa main dans l’espace situé au-dessus du faux-plafond. Son corps s’élève et disparaît à moitié dans le trou. Il s’étire puis il retombe dans notre habitacle, un sac poubelle à la main.

Sa voix est chaleureuse quand il commence à fouiller dans le 110 litres noir.

« Faut se changer. »