jeudi 31 décembre 2009

L'aile facile

à mon ami disparu, Jeroen

Il a les ailes libres
des bateaux dans les mains
et les yeux plein de givre
du vent jusqu'au matin

En regardant la vague
du temps le plus amer
sur le chemin qui drague
la houle de la mer

Et sur la frange d'or
des rêves mal rompus
Dans l'esprit qui s'endort
la mort ne veille plus

Mort mords les moulures du remords
les pavages dans la glace
l'image bleue qui s'efface
le visage blanc sans yeux

Le front pâle sans cheveux
La lune rebelle
Et sous l'arc du ciel pluvieux
L'agonie des étincelles

Pierre Reverdy

mercredi 2 décembre 2009

Impuissant vs Insoumis part. II



Des filets de sang à la bouche. C’est mon impression. Son regard erre à travers la pièce, comme à la recherche de quelque chose.
« Oui, volontiers. » Une voix sortie de nulle part. Je me rends compte que c’est la mienne. Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression d’être télécommandée, de très loin. Pourtant, tout au fond, très profondément, je réalise que je ne suis pas en mesure de refuser. C’est au-delà de la contrainte de me retrouver devant un homme qui aurait découpé en morceaux plusieurs personnes. C’est au-delà du sentiment de devoir faire face au danger et de l’intelligence de ne pas tourner le dos à un tel individu. Depuis quelques minutes, je ne suis plus chez moi mais chez lui. Ce qui implique un autre univers. Une découverte que je suis en mesure de réaliser, une exploration. La curiosité ?

D’un geste lent il désigne le canapé de tissu gris qui prend beaucoup de place dans la pièce. Je dois m’asseoir pour accepter la tasse qu’il ne me tendra qu’ensuite. D’habitude je ne prends pas de sucre dans mon café mais là j’en ai une certaine envie. Je m’abstiens pourtant. C’est comme une forme de résistance au changement. Je me suis assise à l’extrémité du canapé. A mes pieds sont entassés les débris humains, d’un rouge irréel, lumineux, presque scintillant, comme des décorations de Noël. Il s’est adossé au montant de la porte de la cuisine et fait tranquillement tourner sa cuillère dans sa tasse avec un petit bruit joyeux. Comme il est debout et moi assise, j’ai de la peine à lever les yeux pour le regarder. J’aimerais bien qu’il s’asseye. Il me semble que je devrais prendre la parole, que c’est ce qu’il attend de moi. Mais j’ai de la difficulté à trouver quelque chose à dire. Il me semble qu’un contact visuel aiderait. J’entends un léger soupir, comme agacé, au moment où je lève les pupilles. Il porte une salopette blanche de peintre, une chemise à carreaux bleus aux manches retroussées. Des taches vermillon se dispersent sur le devant de sa salopette et sur ses avant-bras, comme des étoiles. Ma voix, toujours lointaine, est enrouée, quand je dis : « Vous avez fait tout ça tout seul ?
- Ça vous étonne ? » Je suis embarrassée. Je ne le connais pas, je ne peux pas évaluer ses capacités à tuer des gens comme ça. Je ne peux pas savoir s’il a fait du bon travail ou non. Je ne peux même pas dire s’il fallait tuer ces personnes, c’est-à-dire si c’était celles-ci qu’il fallait tuer ou d’autres. J’ignore même si elles étaient déjà mortes avant qu’il des découpe en morceaux. Perdue dans ces réflexions, j’oublie de lui répondre. Alors il se penche en avant et répète sa question. Je m’empresse de répondre : « Non, enfin je ne sais pas, ça me semble être beaucoup de travail pour un seul homme. » Il se redresse et sourit avec bienveillance, un peu comme un intellectuel à un enfant légèrement attardé. « C’est n’est pas si difficile, si on est méthodique et organisé. » Je répète comme un animal : « Oui, méthode et organisation.
- On peut faire beaucoup de choses tout seul si on est doté de ces deux capacités. En plus, elles ne sont pas difficiles à acquérir. Ça demande seulement un peu de persévérance et de logique. Tout le monde peut le faire. Le seul problème, ensuite, c’est de ne pas se faire attraper. »
Il insiste lourdement sur la dernière syllabe. J’ai l’impression d’assister à un cours méthodologique du genre leçon obligatoire de théorie en vue de passer le permis de conduire. Vous êtes tous ici avec un objectif et votre professeur va vous aider à le réaliser. Méthode et organisation, deux capacités que tout le monde possède, si on se donne la peine de les cultiver. Mais votre professeur ici présent est là pour ça, vous aider à cultiver vos capacités et à en faire quelque chose d’utile, en somme, à atteindre votre objectif. Mais le plus difficile dans tout ça c’est de ne pas se faire attraper, ensuite. Ça, ça fait partie d’un autre cours, un cours supérieur auquel vous ne pouvez assister sans avoir suivi avec succès le présent cours d’initiation. Vous serez sanctionnés. Si vous êtes acceptés, vous pourrez passer au cours supérieur Comment-ne-pas-se-faire-attraper, qui nécessite d’autres capacités, beaucoup plus pointues, et qui ne sont pas données à tout le monde. C’est pourquoi tout le monde ne suit pas le cours supérieur. Des questions ? Oui, j’ai une question, Monsieur le professeur.
« Ça signifie quoi exactement : ne pas se faire attraper ? » Je trouve que c’est une bonne question. Oui, ça signifie quoi exactement : ne pas se faire surprendre par une voisine, ne pas se faire dénoncer, arrêter par la police, lyncher par la foule, juger, condamner à dix ans de prison incompressibles, vingt ans, la perpétuité ? Il sourit encore et s’assied à côté de moi. Je dois me pousser, à la limite des débris humains. Je perçois nettement l’odeur de l’essence, à nouveau. Ses longs doigts retiennent avec délicatesse la tasse de porcelaine fragile et ses pieds sont bien parallèles. J’ignore pourquoi je remarque ces détails. Il me semble qu’à nouveau, le temps se distend, que l’air autour de moi se brouille, un peu comme les mirages au-dessus des routes quand il fait très chaud. J’ai de la peine à me concentrer et il me faut un peu de temps pour comprendre à quoi il fait référence quand il dit : « Vous, vous ne m’avez pas attrapé. Vous m’avez trouvé. Ce n’est pas pareil. Ce n’est pas grâce à vous que je me ferai attraper, vous savez. C’est très difficile de m’attraper, de nos jours. Je suis presque inattrapable. » Son rire est à peine audible. C’est bizarre : je ne peux pas faire autrement que de m’intéresser à ce qu’il raconte. Je me sens relativement détendue, avec cette tripaille à mes pieds. Peut-être est-ce l’odeur de l’essence.
« Vous faites ça depuis longtemps ?
- Je ne me souviens pas quand j’ai commencé. Il me semble que j’ai fait ça toute ma vie.
- Et on vous paie pour ça ? Je veux dire, c’est votre métier ou alors, vous faites ça pour…enfin…par…une sorte de passe-temps ? Par idéologie ? » J’oublie par vengeance et par pulsion, par peur, par dégoût de soi et des autres, par fanatisme religieux. Combien y’a-t-il de raisons de tuer quelqu’un ? Bonnes ou mauvaises, peu importe. Combien ?
« Bon, si tu veux, parce que c’est mon rôle. Mais je ne gagne pas beaucoup d’argent avec ça. » Le « tu » me rend mal à l’aise. Moi qui avec commencé avec le « vous »… Je suis déjà en territoire inconnu, je ne vais pas encore me laisser tutoyer par une créature meurtrière. Mais il est chez lui. Allez, va pour le « tu ». Au fond, pourquoi ne pas dire tu à son assassin car à la fin, c’est bien quelque chose d’intime que l’on partage, non ? Je suis surprise par cette idée : cette certitude qu’il va me tuer. Je ne parviens pas à m’angoisser à ce sujet. Seulement surprise. « Mais tu vois, c’est éreintant comme boulot.
- Alors pour quoi tu le fais, si que tu ne gagnes pas d’argent avec ?
- C’est une bonne question. » Oui, mademoiselle dans le fond, près du radiateur c’est une bonne question. Quelqu’un a une idée ? Personne ?
« C’est une sorte de service que je rends à la communauté.
- La communauté ? Ces morts, enfin il y en a plusieurs je crois, ils sont nuisibles ? » Mademoiselle, je crois que vous vous méprenez sur le sens du mot communauté.
« Pas vraiment, mais la communauté a besoin de ça, de ces corps, enfin, de ce qu’ils recèlent. D’une partie d’eux. Une part de leur être. Et c’est seulement quand ils sont morts que la communauté peut récupérer cette part.
- Leur sang ? » Bonne réponse.
« Oui.
- C’est pour les hôpitaux ? » C’est ici qu’intervient le sens de communauté. Il rit encore plus doucement.
« Non c’est pour le 42ème.
- Le 42ème quoi ?
- Le 42ème sous-sol.
- Le 42ème sous-sol, c’est quoi ? » Il termine sa tasse de café et se lève. Il me tourne le dos, regarde vers la cuisine.
« C’est bien que tu sois venue aujourd’hui. Parce que je dois partir. C’est devenu trop risqué ici, je ne peux jamais louer un appartement plus d’une année. Au-delà, les soupçons s’accumulent. Et puis je dois faire ma livraison au 42ème. Je vais prendre le train, tu viens avec moi ? » Je suis assommée. Le 42ème sous-sol, le sang, le départ, le train. Et il n’a pas répondu à ma question.
« Je ne comprends pas. C’est quoi le 42ème sous-sol ? Et pourquoi je devrais venir avec toi ?
- Parce qu’on va bien s’amuser. Et que c’est là d’où tu viens. Tu m’aides ? » Vous avez suivi le premier cours d’initiation et bien sûr, vous avez encore beaucoup de questions. Mais ne vous en faites pas, vous allez progresser pas à pas et vos interrogations trouveront leurs réponses. Ne craignez rien, nous vous aiderons. Et puis avec la pratique, vous comprendrez beaucoup mieux comment tout ceci fonctionne.

Des questions, j’en ai à la pelle, mais le ciel pâlit presque imperceptiblement, ce moment où l’on ne croit pas vraiment encore que le soleil puisse exister. On avait juste oublié. Le goût de mon café refroidi est amer, mais il me fouette le sang. Je me demande si, très sincèrement, j’ai envie de rentrer chez moi, dans ma dimension, d’aller me coucher et d’oublier cette visite de fin de nuit. Je sais que je n’ai rien de spécial à faire aujourd’hui, que personne n’attend sur moi. Je pourrais bien prendre ce train, personne ne s’en rendrait compte.

Il commence à transvaser le sang de l’un des seaux derrière la porte d’entrée dans un jerrican, avec précautions. « Alors tu viens m’aider ? » Je dois maintenir l’entonnoir en place, pour éviter que le sang ne coule à côté. Ce geste, bien qu’incongru, me paraît naturel. Tout en versant le liquide sombre, il me lance : « Tu as des choses à récupérer chez toi ? Parce qu’après il sera trop tard. » Nous remplissons les deux jerricans alors que je réfléchis. « On va passer la frontière ? J’ai besoin d’un passeport ? » Ma question a l’air très drôle. « Non, tu n’as même pas besoin d’argent.
- Bon je passerai juste prendre mes cigarettes, alors.
- Laisse tomber les clopes, j’ai ce qu’il faut. D’ailleurs les tiennes ne sont pas bonnes. On va gagner du temps comme ça. »
Pas de passeport, pas d’argent, pas de clopes. Partons dépouillés.
Il se rend à la cuisine et revient avec deux autres jerricans, l’odeur d’essence me saute à la gorge. Il m’en tend un et me montre comment asperger les meubles, les murs, les corps. Je n’ai encore jamais incendié un appartement.

Nous nous tenons près de la porte d’entrée, prêts à partir, les deux jerricans de sang à nos pieds. Il frotte une allumette et la jette au milieu du salon. Le feu se propage d’abord comme une traînée bleue qui monte peu à peu et prend des couleurs. La flambée se propage rapidement et je peux contempler, avant que la fumée n’envahisse la pièce, les premières lueurs de l’aube qui percent le gel nocturne.