mardi 28 juillet 2009

Celle qui rit

Il y a dans ce bar de ville-fantôme une moiteur, une langueur sale qui sent l’urine, la sueur, la poix blanche et salée. Le décor brun, le zinc, les tables, le lino, les vitres opaques, les poignées de porte, tout adhère. Crasse partout. La pluie qui tombe à l’extérieur dépense des relents acides qui se répandent sous les semelles des clients, à l’intérieur. Il n’y a presque rien d’autre que des hommes ici, désœuvrés et silencieux, tendus. Ils observent. Une femelle. Une femelle pas assez vieille pour être ignorée.

Un peu plus tôt, elle est entrée. Elle est dedans. Avec eux. Mais elle n’est pas avec eux. Ce serait trop. Elle est seule, assise à une table près de la fenêtre qui rebat la pluie. Ses coudes sont plantés dans le bois sombre de la table, de part et d’autre d’une tasse de café qui refroidit. Elle n’y a pas encore touché. Son dos, un peu voûté, la fait verser en avant. Sa tête plonge en direction de la tasse de jus noir. Elle est parfaitement immobile depuis plusieurs minutes. Elle fixe la tasse avec obstination. Elle ne fait rien d’autre que ça. Fixer la tasse. Ou la table. C’est difficile à dire. Son regard est figé comme une bille de cire. Le patron, qui l’a servie – le seul à être entré en contact direct avec elle – se dit qu’un tel regard, c’est un regard de folle furieuse. Il se dit : cette fille, faut s’en méfier. Ici, c’est pas un endroit pour une fille seule, à moins d’être une pute. Et elle, elle a pas l’air d’une pute. Elle a l’air d’une cinglée.

Elle reste comme ça, immobile, le regard coincé dans sa tasse de café, les deux bras collés à la table. Imperceptiblement, les hommes se lassent et commencent à faire semblant de l’ignorer. Ils reprennent leurs conversations, mais à voix basse, en demi-teinte. Malgré son silence, sa présence n’en démord pas. Comme une icône vermoulue, ils ont l’impression qu’elle les surveille, de ses yeux qui fuseraient de l’arrière de son crâne.

Et le temps fait son œuvre. Lentement, sa présence se fait moins lourde, moins butée. Son immobilité s’égare dans les parties du cerveau des hommes reléguées à l’oubli. L’alcool fait le reste. Il peut se passer une heure, ou deux, ils oublient son existence menaçante. Le son de leurs voix se libère, les mots s’extraient avec plus de force et d’assurance – presque – comme si elle n’était pas là. Leurs corps se débrident. Ils commencent à rire, ils commencent, vraiment, à se sentir en sécurité dans l’ombre préhistorique de la madone au café noir qui a refroidi depuis des lustres. Elle n’est plus qu’un témoignage du passé, une vieille pierre, un détail archéologique.

L’heure de l’apéro. Quelques uns entrent. Ils signalent à leurs congénères l’incongruité du personnage pétrifié à sa table mais les autres acquiescent en commandant de nouvelles tournées et en secouant les mains en signe d’apaisement. C’est rien cette fille, elle bronche pas depuis des plombes et c’est tout. Ils boivent.

Le temps passe. A un moment donné, la fille, qui n’a pas donné de signe avant-coureur, se met en mouvement. Sa tête se soulève, son regard décroche du café. Ce mouvement fait sursauter absolument toute l’assistance et son écho envahit la salle comme une lame de rasoir à travers les conversations, qui chutent. Dehors, la pluie s’est éteinte brusquement et la nuit est tombée avec plus de fracas que d’habitude. C’est ce moment précis qu’elle a choisi pour viser quelqu’un.

Ses yeux sont d’un bleu commun. Particularité : ils sont coulés dans un genre de haine froide, minérale. Difficile de concilier un tel regard avec sa face lisse de jeune fille sage, cheveux blonds et lisses, cardigan, jupe de laine. Si on s’y attarde, on peut voir que ce regard ne concentre pas cette haine accumulée dans l’enfance par les horreurs qu’on peut y vivre. Ce n’est pas non plus la haine engendrée par la trahison, l’abandon ou la frustration. Ce n’est pas non plus, vraiment pas, la haine de soi. C’est une haine plus générale, plus absolue et plus irréductible. C’est une haine qui ne se définit que par elle-même, une haine qui s’alimente de tout, qui n’est pas difficile. Une haine qui s’amuse.

La cible est un jeune homme, entre 18 et 20 ans. Son crâne oblong prolonge un corps émacié, égaré dans un blouson trop large et de manière générale, dans des vêtements trop grands qui ne parviennent pas à camoufler une ossature fragile, une constitution anémique et sèche. Un jeune pantin nerveux. Il se tient accoudé au bar. Son visage est salement marqué par une adolescence qui s’attarde. Ses dents tordues et jaunies s’aiguisent sur une pinte de blonde. Ses doigts maigres et crasseux, aux ongles bouffés, étreignent le zinc. Sa tête est rasée de manière inégale, constellée de cicatrices en forme d’étoiles.

Ce regard de haine lui est adressé. Il n’en revient pas. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. Pourtant il gamberge. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à deviner vraiment ce qu’elle a dans les yeux. Ce dont il est sûr, c’est que tout ça lui est destiné rien qu’à lui, tout ça, toute cette force tendue dans une seule direction, elle est pour lui, et pour ça, il a raison. Mais il se trompe sur la nature de ce qu’elle lui transmet. Il fait une fausse déduction, ça l’arrange, et prend tout ce paquet de haine pour un signe flagrant d’un invincible attrait. Un vrai coup de foudre.

Déjà, dans son crâne, elle est à lui. Et lui à elle. Leur alliance est sans appel, sans voix. Leur trouble partagé, non mesurable, file au-delà des émotions. Ils sont là où l’on ne ressent plus rien. Oui, l’amour, pour lui, c’est ça. Un lieu où l’émotion est anéantie. Ruiné dans son enfance par les attentions brutales de proches trop bien intentionnés, il rêve de vide. Le vide qu’il décide de déceler dans le regard pierreux de la fille, le vide sidéral. Elle l’atomise. Elle réussit cette prouesse avec lui. Enfin, il redevient la pure particule qu’il était à l’origine, avant d’être incarné dans cette vie humaine nauséabonde, dans ce corps pas fini et déjà pourrissant, dans cette conscience flinguée par les autres avant même d’avoir pu montrer ce qu’elle valait. A jeter, on vous dit. A la poubelle. Il accueille alors, entre les démêlés de son cerveau, ce corps blanc et blond, pourvu des mêmes appendices absurdes que lui, à quelques détails près, et ils font ce que font les gens : ils se donnent du plaisir. Car, oui, la seule chose utile que puisse fournir la vie à son corps esquinté, c’est du plaisir, comme un éclair, un passage brutal en vitesse supérieure. Rien d’autre. Il sent qu’elle lui propose cette chose. Mais voilà, c’est à lui, et à lui seulement, d’agir.

Agir vite. Elle ne va pas continuer à le regarder comme ça éternellement. Il faut qu’il fasse ce qu’il ne fait que quand il a beaucoup, mais beaucoup, beaucoup trop bu et qu’il est sûr de ne pas s’en rappeler. Parce que les rejets, systématiques, font trop mal, même à son ego flétri. Il doit y aller. Imposer sa présence. Il sait exactement ce qu’il faut faire. Faire ce qu’ils font tous, ces hommes-là, qui sourient doucement parce qu’ils ne sont pas dupes, ceux-là, autour de lui, qui le regardent et qui attendent. Faire l’homme. Son instinct piaffe, mais son corps et sa tête plantent. Il est complètement raide. Ses muscles douloureux givrent. Il peine à respirer seulement. Il en pleurerait. Il en pisserait dans son froc de douleur et de crainte. Il résiste, nauséeux. Il faut faire l’homme. Elle le fait souffrir déjà, à un point ! Elle le ravage avant même de l’avoir touché. Il s’évertue à penser, encore, à éclaircir son esprit, à reprendre le contrôle de ce corps débile et de ce cerveau qui renâcle comme un cheval abruti. Comme un abruti. Abruti. Ce mot résonne soudain dans sa tête avec l’écho agréable et familier d’un appel de détresse qui serait entendu, quelque part, avec certitude. Il le détend, étrangement, comme une drogue inattendue, comme une bonne pinte offerte. Il se sent léger, il plane. Abruti. Sans vraiment s’en rendre compte, son corps se met en branle et dérive doucement vers cette fille dont les contours d’atténuent déjà. Abruti. Il suit le courant. Abruti. Une mer d’huile. Abruti. Plus rien n’a d’importance. Abruti. L’air sent bon, tout à coup, quoi ? L’été ? Par ici…
« Salut. »
Le mot a fusé de sa bouche avec tendresse, sans qu’il l’ait prémédité. Il ne sait plus vraiment à qui il s’adresse. Peut-être ne s’adresse-t-il à personne en particulier. Oui, il salue simplement le monde qui, cette nuit, est devenu agréable et sans âge, plein de belles qualités. Il ignorait qu’on pouvait se sentir aussi bien, pour une fois. Il respire. Une forme pâle s’élève peu à peu devant ses yeux. Elle est sur lui. Quoi ? Ah oui, cette fille… Une fille ? Elle s’approche, mais sa vision peine à faire la netteté. C’est maintenant un objet blanc et fuselé, vaguement menaçant. Naturellement, la menace le séduit. Il ne la reconnaît pas. Elle s’adresse à lui. Il est surpris : il ne pensait pas comprendre son langage. Elle lui demande son nom. Sa voix est un écho lointain, infiniment lointain, qui s’échappe du néant. Elle est agréable, cette voix qui lui demande son nom, encore une fois. Il décide : c’est la voix, la parole atone d’une étoile morte. Il veut la rejoindre. Avec toutes les cicatrices qu’il a sur la tête, ça doit être jouable. Il répond avec naturel : « Abruti. »

1 commentaire:

  1. envoutant, entrainant, angoissant : que c'est vraiment bien planté!! c'est du miel cette lecture! peggy

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