lundi 10 août 2009

Une sieste

Dans une certaine mesure, il ne se sentait pas aussi seul. Il est vrai qu'il y avait toutes ces semaines qui défilaient lentement comme des monstres dans un hangar, mais quand le monstre c'est vous, qui s'en soucie?



Il n'y pensait pas trop. Parfois, quand il s'approchait d'un entrepôt de grande distribution pour se servir de quoi manger, il pouvait entendre, à travers les courants d'air, les échanges des manutentionnaires qui avaient une vie. "Eh, ta femme, elle accouche quand?


-Dans trop longtemps, mon gars, elle me bouffe les nerfs." Ou alors : "Il est où Pedro?


-Encore malade.


-Putain mais il a quoi?" Oui, il avait quoi Pedro et l'autre avec sa femme enceinte qui bouffait des nerfs, allait-il survivre? Allaient-ils survivre tous? Il se posait souvent la question parce que sa survie, à lui, était loin d'être assurée. Mais eux n'y pensaient pas, ça il le savait.





Il avait côtoyé ce type de personnes autrefois, il avait parlé avec elles, échangé ce genre de banalités. Lui pensait déjà à sa survie - en réalité, il avait toujours pensé à sa survie - et il s'était vite rendu compte que ces gens-là n'y pensaient pas du tout. Et tout aussi vite il avait vite compris qu'il n'avait rien à faire avec eux. Peut-être parce qu'après quelques minutes de conversation, ils affectaient tous cette distance polie des gens qui se sentent physiquement menacés. Ou alors parce qu'eux, contrairement à lui, ne pensaient pas à leur propre survie. Mais de la même manière, les autres, ceux qui étaient comme lui, plus ou moins, ceux qu'il avait croisés d'internement en incarcération, ceux chez qui il avait pu déceler ce souci, cette obsession de la survie, ces autres-là ne tenaient pas longtemps non plus. Tôt ou tard, ils prenaient le large et finissaient par l'éviter ostensiblement.




Non, dans une certaine mesure, il ne se sentait pas aussi seul. Et la question de la survie n'avait manifestement rien à voir là-dedans, sauf qu'il n'aurait pas à s'interroger sur la solitude s'il n'avait pas eu cette nécessessité de survivre justement, c'est à dire de se cacher, d'occuper des hangars abandonnés dans des zones industrielles aussi loin que possible de toute habitation, de ne sortir que la nuit et encore, pas partout, de dormir aussi peu que possible et de ne jamais avoir de discussion avec personne.




Des conversations qu'il avait eues, il ne s'en rappelait pas bien, à part celles qui lui avaient été utiles pour sa survie. Il se rappelait bien par contre des expressions des gens quand ils commençaient à se méfier de lui. Leur regard, leur posture, leur envie de fuir. Ces souvenirs avaient fait en sorte que l'absence de contact avec autrui n'était plus un problème pour lui. Plus vraiment.





Pourquoi pensait-il à ça? Il s'ennuyait. Il faisait beau dehors et il devait encore attendre des heures avant de pouvoir s'échapper de l'ancienne usine qu'il habitait pour quelques semaines. Il n'avait pas envie de travailler, d'entretenir ses outils et ses armes, de faire le compte de ses gains de la nuit dernière, de trouver un moyen encore plus tordu pour détecter d'éventuels visiteurs, d'ordonner ses affaires, de se créer des échappatoires. Installé sur son vieux matelas taché, assis en tailleur dans un semi-coma, depuis combien de temps n'avait-il pas dormi?




Il hocha la tête, et ce mouvement suffit à déplacer dans l'espace des effluves de métal sec et de feuilles mortes. C'était là la clé. Le sommeil. Ou plutôt son absence. Dans l'idéal, il valait mieux ne pas dormir, mais après quatre jours sans sommeil, on atteignait un tel état de fatigue et le seuil de vigilance s'abaissait tellement que dormir revenait au même. Alors il avait appris. Appris a maîtriser ce délicat équilibre entre l'épuisement barbare et le sommeil raffiné du félin. C'était essentiel à sa survie.



Peut-être avait-il été choqué alors, peut-être, envieux, un peu. Mais c'était ça, oui. C'était ce type, qui s'était posé au soleil sur une pile de palettes, devant la centrale des légumes, et qui avait piqué un somme sous son nez. Lui, il ne pourrait jamais faire ça, s'il voulait survivre. Le contact avec autrui ne lui manquait pas en lui-même, mais pouvoir se laisser ainsi à la sieste sur un tas de palettes, si. Alors oui, finalement, il pouvait le dire, il se sentait seul, miné par le sommeil.




1 commentaire:

  1. Pour moi qui voue au sommeil un total respect, ce texte est très douloureux à lire.On s'y croirait!
    Peggy

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