mercredi 21 octobre 2009

Impuissant vs Insoumis

Mon voisin du dessus dort durant le jour et travaille la nuit. Je ne sais pas ce qu’il fait. Il rentre toujours avant l’aube, alors j’entends le sifflement aigu d’une bouilloire. Je le sais parce que je travaille également la nuit, chez moi. Chez nous les murs ne valent rien et les plafonds non plus. Je sais que rarement il peut aller se coucher dès qu’il rentre, je sais qu’il est nerveux. Il fait les cent pas. Je ne crois pas qu’il regarde la télévision, ni qu’il écoute de la musique. Ou alors très doucement. Quand je le croise devant l’ascenseur, il s’arrange toujours pour prendre l’escalier. Même s’il habite au cinquième. Il répond quand je lui dis bonjour, mais si je ne le fais pas en premier, il se tait. Quand il le fait, c’est très doucement. Sa voix est un peu éraillée, comme celle du matin quand prononce nos premiers mots. J’imagine qu’il ne parle pas beaucoup. Le soir quand il sort, je peux entendre le crissement de la barre de sécurité qu’il a faite poser quand il a emménagé. Elle est lourde et doit avoir du jeu car quelque chose cogne contre la porte à chaque fois qu’il la verrouille. Il descend les escaliers très rapidement avec un jeu de jambes très spécial. Quand vous le voyez descendre, vous ne pouvez pas comprendre comment il peut aller aussi vite. A son retour, c’est une autre histoire. J’entends souvent la porte d’en bas claquer vers cinq heures du matin. Je peux l’entendre parce qu’à cette heure il n’y a vraiment aucun bruit. Il prend rarement l’ascenseur pour monter. J’imagine que ça doit faire partie de son hygiène de vie. Les pas se succèdent sur les cinq volées de marches avec une grande régularité mais aussi avec lenteur, seulement interrompus par le silence des paliers. J’ai parfois l’impression qu’il porte une charge car son pas est lourd et fatigué. Il doit avoir un métier éreintant. Une fois, j’ai ouvert la porte, pour voir, juste après son passage. J’ignore s’il m’a entendue. Je n’ai rien vu mais j’ai senti une forte odeur d’essence. Je me demande s’il ne travaille pas dans la zone industrielle où il y ces grands silos à pétrole – ceux qui me faisaient peur quand j’étais petite – ou alors à l’aéroport. Mais je dois l’avouer, depuis que je l’ai sentie dans l’escalier après son passage à cinq heures du matin, cette odeur m’obsède.

Des rats obèses tournoient autour de mon lit et je comprends confusément que je dois répondre aux questions que me pose le médecin qui se tient dans l’encadrement de la porte de ma chambre. Mais ses questions sont trop compliquées et je dois calculer tout un tas de choses pour pouvoir lui répondre. Les rats se rapprochent, ils ne sont pas particulièrement répugnants mais je sais que si je ne réponds pas rapidement, ils vont tous finir dans mon lit. Je ne distingue pas bien ce qui m’entoure, mon esprit est confus. Suis-je en train de devenir aveugle ou est-ce que j’ai toujours vu comme ça ? Le médecin ne peut pas me répondre. Les rats se rapprochent.

Un bruit me réveille. J’allume : il est 15h40. Je suis étonnée d’y voir clair et de ne pas avoir de rats suspendus au-dessus de moi. J’écoute le silence de la chambre, dénaturé par de faibles bruits de voitures. A travers les persiennes, je constate qu’il fait beau. Le bruit se répète. Il est sourd. Je suis persuadée qu’il s’agit du même bruit qui m’a réveillée. Il vient du dessus. De la chambre. De chez mon voisin. C’est un peu comme si on jetait quelque chose de lourd et de mou par terre. J’entends ensuite une sorte de raclement étouffé comme si on traînait un corps. Pourquoi est-ce que j’imagine toujours le pire ? Il doit être seulement en train de changer ses meubles de place.

Les bruits se multiplient. Je peux le suivre à la trace. Il déplace de lourds objets, j’imagine des fauteuils, des canapés, des lits, des bibliothèques, des frigos. Est-ce qu’il va bientôt déménager ? Par moments, il y a également un bruit d’écoulement, comme si on remplissait un seau métallique avec du liquide. Cuisine, salon, chambre à coucher, tout est transformé. La nuit tombe et les bruits ne s’arrêtent pas. Je prend mon repas l’oreille tendue. Je n’ose pas sortir de chez moi, de peur de rater l’événement clé de l’activité du voisin. Je dois commencer à travailler, mais le bruit m’empêche de me concentrer. L’agacement prend peu à peu le pas sur la curiosité. A onze heures, je suis sur les nerfs. Je travaille souvent en musique, alors je décide de lui faire de la concurrence quitte à faire râler les voisins. Interpol sonne fort, comme un avertissement, une prière. De l’impuissant à l’insoumis. Un combat s’engage. J’ai l’impression que plus je monte le son, plus il se démène. A une heure du matin, je renonce à travailler. Je jette un coup d’œil dans l’allée. Tout est silencieux sur mon palier. Mais les bruits du cinquième me parviennent avec plus d’acuité, comme si sa porte était ouverte. Il y a deux appartements par étage. Je me demande si ses voisins directs sont aussi mûrs que moi ou s’ils sont sourds ou en vacances. Personne dans l’immeuble ne semble vouloir réagir. Je me dis qu’il est temps. Je ne le connais pas mais il ne m’a jamais paru particulièrement agressif. Je me dis que peut-être il a oublié l’heure, submergé qu’il doit être par ses déménagements. Je me décide.

Bizarrement, les dix-huit marches qui mènent au cinquième me paraissent innombrables. Je les gravis d’abord comme on escalade un sommet élevé, en respirant lentement pour économiser l’oxygène. Comme les voisins ne sont pas intervenus plus tôt, ils ne viendront pas m’aider si je me fais agresser. Cette pensée a un effet : la peur. L’impression d’une chute libre me submerge soudain, m’anesthésie. Peu à peu, mes sens sont étouffés par une forme d’angoisse lointaine, vitrifiée. Mes semelles de caoutchouc ne grincent même pas sur la pierre polie des marches, ce qui aurait pu me rassurer. Plus je monte, plus l’apesanteur m’atteint et je ressens alors la nette impression de faire un voyage spatial. Le moindre mouvement me fait parcourir des années-lumière, laissant derrière moi de vagues souvenirs d’une Terre originelle. L’inconnu m’avale et ma vitesse augmente alors que mes gestes ralentissent au-delà du perceptible. Après une interminable traversée de cet univers déformé par d’invraisemblables lois physiques, je touche enfin du pied le cinquième palier, comme la terre meuble d’une planète inconnue.

Seuls les bruits du voisin, amplifiés par ma proximité nouvelle, me maintiennent à la réalité. Je suis toujours dans mon immeuble, mais c’est comme si ce dernier avait glissé dans une autre dimension, à travers laquelle le temps s’écoule plus lentement et où les distances prennent des formes bizarres. Je vois le rai de lumière qui s’échappe de la porte entrouverte. J’ai du mal à imaginer que mon voisin, distrait, ait pu oublier de la fermer. Mais c’est bien ce que je constate. Je m’approche lentement du fuseau lumineux. Impossible maintenant de reculer devant cette invitation explicite à découvrir son univers. Le visage collé à vingt centimètres de l’embrasure, je fais une pause. Et regarde. Etrangement, presque rien ne semble dérangé dans l’intérieur que je découvre, canapé disposé comme il convient face à la fenêtre, bibliothèque à gauche, télévision à droite. Pas de cartons, pas de piles de livres entassées par terre, par d’objets insolites amoncelés, pas d’appareils électriques débranchés, pas de cadres posés en équilibre contre des murs nus. Rien que des objets à leur place et de l’ordre.

Comme un astronaute, j’avance et pousse la porte qui s’écarte sans bruit, je fais un pas à l’intérieur et plonge. Tout est silencieux. En attente du bruit qui déclenchera toute une série d’événements contre lesquels on ne peut rien, mon regard se pose sur cet horizon élargi, qui reproduit à la perfection l’appartement d’un citadin solitaire. Des livres, des disques, peu de poussière, des clés sur la table du salon, une plante verte, un petit cendrier de céramique rouge, un manteau sur une patère, une veste de toile bleue marine sur une chaise. Pas de présence animale. Au moment où je me dis que les bruits ne peuvent pas provenir d’ici, mon regard traîne au sol et capte un à-plat rouge sombre. La flaque est luisante. Je me penche alors un peu en avant et distingue derrière le canapé une forme humaine et déchiquetée. Ce qui me surprend, ce sont le nombre de mains. Il y a plus d’un être mort ici. Comme je me retourne par réflexe, pour fuir la suite des événements, je suis en mesure de découvrir les deux seaux remplis de sang dissimulés derrière la porte d’entrée. Remplis à déborder. Y’en a-t-il d’autres, mon cerveau reptilien ne veut pas le savoir et lance la retraite. Un dernier coup d’œil passe par la salle de bain et les carreaux blancs maculés jusqu’au plafond. Le temps ralentit encore. A côté de la porte de la salle de bains, deux jerricans métalliques, de 25 litres chacun. Il a fait les choses proprement, mais il doit terminer de faire le ménage. Mes jambes commencent seulement à me lâcher quand je l’entends sortir de la cuisine. Un pas léger, étouffé. Mais je l’entend quand même, et regrette de l’entendre.

Je me retourne tout en échouant à échafauder une explication qui me sauverait la vie. Les mains jointes, je n’ose pas le regarder, alors je fixe la table. Je distingue une pochette d’allumettes. Le bruit d’une cuillère m’explose les tympans et me force à lever les yeux. Il se tient debout vers la fenêtre, face à moi. Son sourire est affable. Il tient dans ses mains, maladroitement, une cafetière italienne et deux tasses. Durant un instant il baisse les yeux et se penche légèrement comme s’il prenait son souffle discrètement : « Un p’tit café ? »

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