mercredi 14 octobre 2009

Business

Business

Ce matin-là, les médecins tiraient une drôle de tête. Ils étaient au nombre de deux, plus un assistant. Ils lui avaient parlé doucement, déjà comme à un fantôme. Ça l’avait un peu énervée. Cléo avait quitté l’hôpital dans un état de torpeur, avait parcouru à pied les trois kilomètres pour se rendre chez elle au bord du fleuve, n’avait rien avalé, était ressortie pour marcher dans les rues sans but jusqu’au soir.

Son téléphone avait sonné alors qu’elle se demandait ce qu’elle allait faire de sa soirée, si elle allait rester chez elle ou si elle allait sortir et se cuiter la tête pour oublier tout ça. Le numéro était masqué. Ses clients masquaient toujours leurs numéros. Elle lui donna rendez vous à une heure du matin, dans un hangar qu’elle louait dans la zone de stockage qui longeait le fleuve, au nord de la ville. Il connaissait l’adresse, c’était toujours là qu’ils se rencontraient. Il lui avait dit au téléphone : « J’ai un grand projet. » Ça signifiait qu’elle allait se faire du blé, beaucoup de blé. Elle trouva cette réflexion vaine. Elle aurait préféré se faire moins de blé et avoir plus de temps.

Elle remonta chez elle. Elle louait un grand appartement au dernier étage d’un immeuble assez moderne d’un quartier qui aurait pu être agréable si la ville n’avait pas fait faillite. Ancienne aire commerçante, les Berges regroupaient quelques années auparavant les artisans et les marchés de gros qui écoulaient leur marchandise au fil de l’eau. On y pouvait tout trouver, tout vendre et tout convoiter. Mais depuis, le marché s’était tari et les échoppes avaient été rasées. Ne restaient plus que quelques chinois flétris – les meilleurs de la ville, tout de même – et des rues tirées au cordeau sur de l’asphalte gondolé jonché de sacs en plastique qui flottaient dans la brise hivernale. De nombreux chats dictaient leur loi sur les vastes terrains vagues, souvenirs des grandioses projets de réhabilitation du secteur.

Depuis sa terrasse d’angle on pouvait contempler le fleuve et, sur l’autre rive, les dômes et gratte-ciels du centre ville. Elle ne s’y rendait que rarement, ses affaires la conduisant le plus souvent dans des quartiers moins fréquentés. Alors que son chat roux, étalé sur le dallage de béton, la lorgnait d’un œil morne, elle se dit qu’elle devrait y retourner, au moins une fois, pour sentir le pouls rythmé de la ville, la frénésie de ses habitants, l’absurdité de la vie. Elle nourrit son chat et passa le reste de la soirée installée sur un transat à observer les lumières de la nuit qui ressuscitaient une à une. Elle aimait ce spectacle de la ville la nuit, de loin. Les phares des voitures qui, à cause de la distance, avançaient au ralenti, les éclairages publics, les projecteurs qui illuminaient les bâtiments historiques, les réverbères des voies rapides, des gares, des parkings. Peu d’enseignes lumineuses et tapageuses : on était passé à l’ère de l’économie où l’on avait plus assez d’argent pour payer des enseignes vantant les mérites de voitures que personne n’achetait.

Malgré tout, la ville survivait et s’obstinait dans une activité fébrile bien que désespérée. Cléo se demandait souvent ce que ces gens faisaient à courir comme ça, alors que la plupart d’entre eu n’avaient plus ni travail, ni argent, et pas d’espoir raisonnable de trouver l’un ou l’autre. Elle sentait vaguement qu’il y avait comme une forme d’orgueil là-dedans, une façon de ne pas perdre la face. Elle, elle avait un travail, et de l’argent. Beaucoup d’argent, même si ça ne se voyait pas dans son train de vie. Il est vrai que même les riches étaient soumis à une sorte d’impératif de décence qui les obligeaient à faire profil bas dans ces circonstances, ou à quitter la ville, ce que la majorité d’entre eux avaient fait. Mais elle, elle restait parce que c’était justement ici que se trouvait sa source de revenus et que jusqu’à ce jour, elle n’avait pas encore songé à l’abandonner.

Lorsque le froid se fit trop dur, elle alla se chercher une couverture à l’intérieur et jeta un coup d’œil à l’horloge de la cuisine. Minuit cinq, déjà. Le temps passerait dorénavant beaucoup plus vite. Elle laissa tomber la couverture, se changea, avala un bout de pain sec qui traînait depuis deux jours sur la table de la cuisine et sortit en laissant la porte de la terrasse ouverte. Un certain nombre de choses perdaient peu à peu de leur importance.

Elle se rendait toujours à pied à ses rendez-vous d’affaires. Cela faisait partie des petits rituels qui lui permettaient de se mettre en condition et de préparer le travail. Ses clients n’avaient pas la réputation d’être des gens faciles et leur tempérament bien trempé pouvait avoir des conséquences désastreuses sur les affaires. En leur présence il fallait toujours donner l’impression d’avoir la solution à tout. Ne jamais paraître surpris, désorienté ou intimidé. A l’inverse : ne jamais les prendre de haut. Traiter d’égal à égal, toujours en respectant la courtoisie la plus absolue. Ils étaient sensibles à ça. De manière générale, avoir l’air détendu, ne jamais aborder sa propre vie privée ou la leur, en rester strictement aux affaires. Ne jamais laisser traîner si une affaire si elle s’engageait mal, savoir dire non si la situation ne vous convenait pas. Fournir une marchandise impeccable, et, en cas de défaut, ne pas tergiverser et réparer sur le champ. Eviter la rapacité. Etre honnête. Oui. L’honnêteté était certainement le meilleur atout quand on traitait avec eux. Comme ça, ils ne pouvaient pas vous coincer. En suivant ces quelques règles, elle avait réussi à se forger une solide réputation, gagné leur confiance et leur respect. Ils payaient tous rubis sur l’ongle.

Ce soir, elle ne parvenait pas à recouvrer son état d’esprit habituel, serein, sa respiration lente, son rythme plaisant d’avant une négociation fructueuse. Elle était assaillie par tout un tas de contingences pratiques et relativement désagréables auquel elle devrait faire face assez rapidement. Son activité. Très bientôt, elle ne serait plus en mesure de la mener normalement. Et dans un délai relativement court, de la mener du tout. Elle devrait trouver un repreneur pour son affaire et annoncer à ses clients qu’elle se retirait. Elle imaginait leur réaction. Il lui faudrait leur fournir une explication. Selon le code de conduite qu’elle suivait, elle serait obligée de leur dire la vérité. Ce qui signifiait parler de sa vie personnelle. Ce qui allait à l’encontre même de son code de conduite. Elle se résolut à leur parler dès que possible et avec toute la franchise dont elle pourrait se permettre. Au fond, la raison qui lui imposait d’abandonner les affaires n’était pas de son fait, et même des types bornés comme eux pouvaient comprendre ça.

Un autre aspect délicat était la reprise de son petit business. Elle était très consciente qu’elle répondait à un réel besoin dans cette ville et savait que ses clients auraient du mal à trouver ce qu’elle proposait, avec la qualité qu’elle garantissait et la fiabilité de ses services, à des prix aussi compétitifs que ceux qu’elle pratiquait. Il lui fallait trouver quelqu’un de fiable, qu’elle puisse former rapidement et qui soit accepté par ses clients comme le légitime héritier de son affaire. Il fallait aussi qu’il soit rigoureux, qu’il garde la tête froide face à la tentation de gagner beaucoup d’argent facilement et rapidement, qu’il comprenne à quel point le code de conduite qu’elle avait élaboré était essentiel à la bonne marche de cette activité et, partant, à sa propre survie. Il fallait enfin qu’il soit en mesure de montrer patte blanche devant ses fournisseurs.

Elle n’avait jamais réfléchi à tout ça avant. Par conséquent, elle n’avait jamais anticipé une telle éventualité et tenté de la prévenir en se trouvant un successeur. Et maintenant qu’elle cherchait, elle ne voyait pas du tout à qui elle pourrait proposer l’affaire. Elle se rendit compte que, pour la première fois de son existence, vivre isolée pouvait lui poser un problème. Malgré les relations qu’elle entretenait dans le milieu, elle ne connaissait personne qui possédât la somme des qualités nécessaires pour faire ce qu’elle faisait, c'est-à-dire comprendre des besoins complexes qui impliquaient la recherche de matériaux généralement interdits, la maîtrise de filières versatiles, l’organisation de transports à hauts risques et la gestion de stocks sensibles. Et ses clients : ils étaient tous trop instables. De toutes manières, ce type d’activité ne les intéressait pas. Ils avaient d’autres chats à fouetter. Il y avait bien les Chinois qui la fournissaient en matériel, mais ces types étaient plutôt du style à imposer leur vision des choses, ce qui généralement créait plus de problème que ça n’en résolvait. Ce rôle d’intermédiaire, elle ne connaissait personne qui fut capable de le tenir comme elle le faisait.

Elle mettait un peu moins de quarante-cinq minutes pour rejoindre le hangar depuis chez elle. D’habitude c’était amplement suffisant pour la mettre en condition, la rendre parfaitement calme et sûre d’elle avant un rendez-vous. Ce soir, elle arrivait égarée, l’esprit troublé. Elle débarquait. Elle se força à se recentrer. Ce n’était pas bon pour les affaires de débarquer. Le doute affiché, c’était une balle dans la tête.

« Vous avez l’air différente. » Comme à son habitude, il était perché en hauteur, en équilibre sur la balustrade de la passerelle qui courait le long de trois murs du dépôt, à cinq ou six mètres au dessus du sol. Il restait dans l’ombre mais elle connaissait bien sa voix, une sorte de chuintement agressif et enfantin. Cette remarque la remua. Son état était-il déjà perceptible ? Elle se força à se concentrer. Le travail, les affaires. Ce client arrivait toujours avant elle et bien que le dépôt fût équipé d’un digicode dont elle changeait régulièrement la combinaison, de deux serrures et d’une barre de sécurité, il parvenait toujours à entrer. Comme cette manie la contrariait, elle avait fait plusieurs fois le tour du hangar pour détecter d’éventuels autres accès mais elle n’avait jamais rien trouvé. Il n’y avait qu’une seule entrée au niveau du sol, pas de sortie de secours, pas de fenêtre et pas d’accès par le toit. Le bâtiment était un simple cube de métal et de béton à l’intérieur duquel on ne pouvait pénétrer que par la double porte d’entrée assez haute pour laisser passer un semi-remorque. Elle avait cherché des percements discrets dans les parties en tôle des cloisons, en vain. Elle avait inspecté le toit et la coursive intérieure, sans résultat. Elle avait fini par laisser tomber, parce que le client J - c’est comme ça qu’elle l’appelait - n’avait jamais rien détérioré ou volé et qu’il lui était impossible de changer à chaque fois toutes les serrures. Elle entreposait là sa marchandise en transit – elle utilisait un autre dépôt pour le stockage – mais c’était là que se faisaient les transactions et elle n’aimait pas l’idée qu’un de ses clients vienne mettre son nez dans les commandes des autres. Ils n’en avaient jamais parlé. Elle savait qu’il faisait ça pour la provoquer, pour faire étalage de son ingéniosité et d’une certaine supériorité. Elle n’était pas entrée dans ce jeu-là, le sachant par expérience improductif. C’était un bon exemple des multiples accords tacites qui pouvaient se tisser entre un client et son fournisseur. Pas très symétrique comme arrangement, mais le maintien de la paix étant l’enjeu principal, elle jouait le jeu pour conserver cet équilibre grâce auquel elle n’avait jamais eu à supplier pour sa vie. Certains de ses collègues en passaient régulièrement par là pour conclure une affaire et ne maîtrisaient par leur business. Ils étaient à la merci de leurs clients.

Elle avança un peu dans la pénombre du dépôt. Elle savait qu’il n’aimait pas la lumière. La plupart d’entre eux la fuyaient d’ailleurs, moins pour préserver leur identité que pour générer une sorte d’atmosphère propice à les mettre en valeur. Ils avaient le sens du spectacle. Seule une applique murale située au dessus de l’entrée diffusait une lumière jaune et sourde dans le vaste espace qui s’ouvrait devant elle, au fond duquel on pouvait deviner quelques caisses entassées. La coursive où son client était installé était plongée dans le noir. A l’oreille, elle le situa sur la gauche. Son esprit, toujours perturbé par les révélations des médecins au sujet de son état de santé, par ses préoccupations concernant la survie de son entreprise et son propre avenir l’empêchaient de s’intéresser à ce que son client était venu chercher. Elle s’en rendit compte et se força à se remettre sur les rails. Politesse. Que voulez-vous ?

« Vous trouvez ? » Elle était curieuse de savoir en quoi il la trouvait différente. Elle sut qu’elle s’égarait et pourquoi. Personne avec qui partager la nouvelle. Personne à qui se confier. C’était ça qui l’empêchait de se concentrer sur le travail. Si elle avait eu quelqu’un, un ami, de la famille à qui en parler, elle serait en train de négocier un nouveau contrat en ce moment, pas d’essayer de savoir ce que ce type avait dans la tête.
« Oui, je vous trouve mélancolique aujourd’hui. Ça n’arrive pas souvent… » Sa voix résonnait dans l’entrepôt. Elle avait l’impression qu’il parlait trop fort.
Elle entendit le petit bruit métallique d’un papier qu’on froisse. Une brillante papillote vide, rouge et argentée, vola lentement à travers l’espace depuis la coursive et se déposa délicatement sur le sol de béton. Cléo fit les quelques pas qui la séparait du papier et le ramassa. Noisettes. Il reprit la bouche pleine : « Vous n’avez pas l’air de tenir la grande forme aujourd’hui. Vous êtes malade ? » Il était au courant. Une sorte de haine générale monta à son cerveau, contre elle, contre lui, contre les toubibs, contre sa maladie. Dans sa tête, quelque chose partit à l’assaut. Des doutes naquirent un certain nombre de certitudes auxquelles elle n’avait pas envie de faire face. La faiblesse, le déclin, la mort. La disparition de tout ce qu’elle aimait dans cette vie, la ville, son métier, ses promenades solitaires, sont chat qu’il faudrait caser. Un certain confort. Une solitude sécurisante. Et puis une foule de regrets. Il ne lui restait plus rien, ou presque, que quelques mois.

Triste et irritée, elle leva les yeux vers l’endroit où elle supposait que son client était posté et parla fort : « Qu’en savez-vous ?
- Une impression. » Il mâchonnait toujours son chocolat. Elle agita le papier dans sa main.
« Vous en avez d’autres ? » Une pluie de papillotes s’échappa de la coursive en une jolie cascade dorée et argentée.
« Pour vous donner des forces. » Elle en ramassa quelques unes. Amandes, noisettes, truffes, massepain, pistaches. Elle prit un chocolat au massepain. Il était assez gros. Lorsqu’elle mordit dedans, le chocolat et le massepain se mélangèrent sous la forme d’une pâte compacte, apaisante mais écœurante. Elle emballa le reste du chocolat dans le papier brillant et le fourra dans sa poche.
« Pas bon ?
- Si. Mais un peu lourd.
- Vous pouvez vous le permettre. » C’est typiquement le genre de remarque qu’elle aurait ignorée d’habitude. Elle le relança : « Vous croyez ça ?
- Mouais. Vous pouvez tout vous permettre maintenant, pas vrai ? » Ça l’énervait qu’il lui parle de cette manière. Le fait qu’il sache et qu’il en parle. « Vous croyez ça ? » Il l’imita d’une voix de tête : « Vous croyez ça ? Vous savez pas dire autre chose ?
- Et vous, vous savez quoi ?
- Quoi sur quoi ?
- Quoi sur moi. »
Il reprit un chocolat. « Mmmmm. Je dirais que vous êtes plutôt mal barrée. Va falloir mettre la clé sous la porte. Vous avez quelqu’un pour le chat ?
- Vous aimez les chats ?
- Ça dépend. Le vôtre oui. Il est orange. C’est une bonne couleur.
- Ça fait longtemps que vous me surveillez ?
- Depuis toujours, ma chère.

Les mots, qui sonnaient bizarrement dans sa bouche encore pleine du chocolat qu’il venait de s’enfiler atteignirent Cléo avec toute la perversité voulue. Il ne lui en fallut pas plus pour la décider. Ce soir elle larguait son code de conduite et advienne que pourra. Il lui fallait un vrai contact humain, pour une fois.

« Vous ne voulez pas descendre ? » Elle vit une ombre se déplacer sur la coursive et se diriger vers le fond du dépôt où se trouvait un escalier métallique. Percevant les pas sur les marches d’acier, elle se demanda si elle avait bien fait de lui demander de descendre. Une pensée vaine qu’elle rejeta. Elle n’avait plus rien à craindre de personne.

Il lui plut tout de suite. Il avait quelque chose de direct dans cette folie qu’ils ont tous, tous ses clients. Quelque chose d’accessible. Il était vêtu bizarrement. Une chemise vert citron extrêmement délavée, manches retroussées jusqu’au coudes, des pantalons violets. Autour du cou, un foulard vert foncé à fleurettes. Il portait des gants de cuir rouge vif assez usés. Il ne paraissait pas souffrir du froid malgré la température qui ne devait pas atteindre les cinq degrés dans le hangar. Sa démarche légèrement instable faisait un peu penser à celle d’un homme ivre, mais elle savait que ce genre de dégaine servait à tromper l’ennemi. Il transpirait l’agilité et il était naturellement armé : un calibre convenable dans le dos qu’elle repéra plus tard sans aucune surprise.

Quand il fut assez près pour la toucher à bout de bras, il s’arrêta et lui sourit. Ses traits se plissèrent au front et sur les joues. Il ne paraissait pas tellement âgé, même avec toutes ces rides d’expression. Il se jaugèrent un petit moment en silence. Cléo ne l’avait jamais vu d’aussi près, dans la lumière, le client J. Elle se demanda si elle avait perdu son temps avec lui. C’était l’un de ses meilleurs clients. Il avait commencé petit, quelques amorces par-ci par -là, du matériel électronique, des charges. Il n’avait pas vraiment fait parler de lui au début ; il y avait tellement de braquages dans cette ville que c’était difficile de savoir qui faisait quoi. De toutes manières, elle ne faisait pas attention à ce que ses clients faisaient avec ce qu’elle leur vendait. Il y avait eu ensuite quelques prises d’otages et elle avait commencé à se douter qu’il fût derrière tout ça. Du bon travail mais une manière étrange de gaspiller le matériel en le faisant exploser à chaque fois. Elle savait qu’il était obsédé par les explosifs, ça avait été sa manière à lui de se présenter, la première fois qu’il avait pris contact avec elle. Il avait annoncé, du haut de sa coursive, qu’il allait tout faire sauter dans cette ville et il était reparti avec un détonateur et un pain de plastic. Elle avait souri à cette ambition démesurée et aux maigres moyens qu’il se donnait pour l’atteindre. Mais le temps passait et il commandait toujours plus d’éléments différents, de plus en plus puissants, en quantités impressionnantes. Les prises d’otages s’accélérèrent et devinrent des sortes happenings, qui finirent par inquiéter et fasciner la population. Banques bien évidemment, bijouteries et horlogers, mais également centres commerciaux, bibliothèques et même une piscine municipale. Il ne semblait pas avoir de préférence particulière mais il ne faisait pas de doute que les coffres forts percés et les bijoux volés lui permettaient d’acquérir beaucoup plus de matériel et de meilleure qualité. Les affaires florissaient. Lui est ses complices ne se firent jamais coincer, sans doute grâce à une certaine discrétion qui les empêchait de trop se vanter de leurs exploits. Elle se rappela qu’à cette période, certains de ses clients, des concurrents du client J, lui en avaient parlé. Ils étaient pour le moins dubitatifs sur cette équipe sortie de nulle part et qui leur volait la vedette, qui ne roulait pour ou avec personne, inconnue des réseaux locaux et étrangers, et dont les motivations restaient obscures. Elle n’offrait aucune piste, demeurait dormante, jusqu’au prochain coup d’éclat. Silence radio. La police ramait également. Les indics ne leur étaient d’aucune utilité : ils ne connaissaient pas ces types. Leurs armes étaient communes, leurs explosifs courants. Leur manière de procéder n’était pas particulièrement originale. Tout ce qu’elle révélait c’était que ces types étaient étonnamment bien préparés à toute éventualité et qu’ils savaient se tirer d’affaire sans un pli. Des types entraînés. Les flics étaient bien avancés : les types entraînés se comptaient par milliers dans cette ville. Et ils pouvaient très bien venir d’ailleurs. Les autorités finirent par s’énerver suite à la prise d’otages de l’aéroport qui avait fait six morts et paralysé le trafic aérien pendant une semaine. Une chasse à l’homme avait alors été organisée, qui n’avait rien donné. Les forces de police, débordées, avaient abandonné au bout de quelques mois. Et le client J avait disparu jusqu’au jour où il avait rappelé Cléo, pour son « grand projet ».

« Bon, j’imagine qu’on a encore le temps de faire des affaires, non ? » Il se balançait d’un pied sur l’autre tandis qu’elle réfléchissait. Penser business lui était pénible maintenant qu’il était là, tout près d’elle, débarrassé de l’obscurité des murs. Faire des affaires. Encore ?
« Ou alors vous êtes déjà à la retraite ?
- Non, pas spécialement. Mais pour tout vous dire je me demande si c’est encore bien utile. Comment vous l’avez su ? Vous m’avez suivie à l’hôpital ?
- Beaucoup, beaucoup de matos. Vous aurez de quoi vous payer un enterrement de première. En prime, je vous garantis un feu d’artifice juste avant de claquer. Un truc grandiose. Ça sera mon cadeau d’adieu. Vous pourrez en profiter entre deux pauses respiratoires. Tentée ? » Il ne voulait pas lui répondre. Certainement, il l’avait suivie. Il n’y avait rien de mystérieux là dedans. Ces types se méfient de tout le monde. Elle décida de changer de sujet et de s’intéresser à lui.
« C’est quoi votre projet ?
- Vous posez pas de questions d’habitude.
- Je sais, mais maintenant c’est différent. Vous avez peur que je vous balance ? A quoi ça me servirait ? » Il se mordit les doigts en maugréant. Elle trouva cette attitude charmante. « J’aime pas. C’est une surprise voyez-vous, ma chère. » Elle ne se rappelait pas qu’on l’eût appelée « ma chère » avant ce soir. Ça ne mangeait pas de pain mais c’était agréable tout de même. Elle insista :
« Soyez gentil. Dites-moi ce que c’est. Faites-moi cette faveur. » Il eut un sourire mauvais. « C’est pas le genre de faveur que j’aurais envie de vous faire.
- Alors quel genre ? » Il prit un air offensé : « Je suis un gentleman, moi. Je parle pas. J’agis.
- C’est bien. Alors vous ne voudriez pas me faire une petite démonstration ? De votre projet, je veux dire. » Il soupira, la regarda comme si elle était la dernière chieuse de la planète, balaya la poussière du sol avec ses pieds pour éclaircir le terrain et ramassa les papillotes qui traînaient par terre autour d’eux. Cléo portait une écharpe de laine noire. Il s’approcha d’elle et la dénoua. Bien que surprise elle ne bougea pas. Elle profita à fond de ce furtif contact et regretta qu’il fût si court. Il étendit l’écharpe au sol et disposa les petits papiers brillants de part et d’autre. « Là le fleuve, là le Parlement, là la Banque nationale, là le Commissariat central, là l’hôpital, là la cathédrale, là l’opéra, là l’administration centrale, là la caserne principale des pompiers, et là celle de l’armée. » Il s’éloigna du centre ville, en aval. « Là l’université et le stade. » Il remonta le fleuve. « Là la centrale électrique. Là les ports francs. Zones industrielles aussi, là et là. » Il n’avait plus de papillotes. Accroupi, il examinait son œuvre d’un air absorbé. Cléo regardait aussi la maquette depuis la zone où était située l’université. Brusquement il se redressa, remonta le fleuve et se jeta sur elle pour fourrer sa main dans la poche de son manteau. Il en tira le chocolat qu’elle avait entamé et remballé. Lentement, en la fixant avec un large sourire, il recula jusqu’à la zone qui jouxtait les ports-francs, au bord du fleuve : « Et là c’est chez vous, vous voyez ? » Il jouait avec ses doigts d’un air fier.

Cléo avait de la peine à respirer. Elle ne parvenait pas à savoir quand elle avait eu cette impression pour la dernière fois. Elle décida de se dominer.
- Et donc ?
- Tout ça va partir en fumée, pfuit, comme ça. » Il fit un geste de prestidigitateur.
- Et mon appartement aussi ? » Il prit un air professoral pour la corriger : « Pas votre appartement, ma chère, l’immeuble ! Mais j’attendrai que vous soyez refroidie pour ça, où alors vous préférez partir dans un grand éclair blanc ?
- Déchiquetée ? Non. Y’aurait encore moyen de survivre.
- Ne me vexez pas.
- Tout en même temps ?
- Naturellement.
- Oui mais alors si vous faites tout sauter en même temps, je n’aurai pas droit au spectacle.
Il eut le regard de Monsieur Loyal présentant le numéro des lions : « Aha ! Mais vous, je vous réserve spécialement pour vous et pour vous seulement, un traitement de faveur : votre immeuble dégagera en dernier. Alors de grâce, ma chère, calcinez chez vous. Ne prenez pas de chambre à l’hôpital. On va en finir avec lui comme avec les autres et vous finirez frustrée. D’ailleurs c’est un lieu infect.
- Vous connaissez ?
- Trop bien.
- Quelle aile ? » Il dégagea son air : « Oh, les annexes. Vous savez, celles qui portent des noms d’arbre.
- Il me semble que les annexes sont situées plutôt en dehors de la ville. Vous ne les avez pas indiquées, sur votre … plan. »
Sa voix se raidit : « Les annexes, elles vont voler pareil. Pas besoin de plan pour ça. »
Cléo considéra le plan encore une fois, dans son ensemble. Combien de tonnes d’explosif il faudrait pour faire sauter tout ça proprement ? Elle commença à calculer.
« Vous avez une équipe ?
- Alors, on s’enflamme ? Ça fait plaisir à voir : un pied dans la tombe, l’autre dans la nitroglycérine. Ça vous va bien au teint. » Oui. Pour un grand projet c’était un grand projet. Rien à dire.
- Alors, l’équipe ?
- L’équipe, c’est pas vos affaires. Par contre, j’ai une liste pour vous. » Il lui tendit un papier chiffonné. Un belle écriture noire et soignée la surprit. Une longue liste bien ordonnée avec toutes les spécifications et toutes les quantités voulues.
« C’est vous qui l’avez écrite ?
- Pourquoi?
- Je ne sais pas. On dirait plutôt une écriture de fille.
- Elle était mignonne… Elle faisait des études d’histoire.
- Vous êtes malin.
- Vous en doutiez ?
Elle prit le temps de considérer la liste. C’était une commande plutôt exorbitante mais réaliste étant donné l’ampleur du projet. Tout aussi exorbitante, l’addition ne le fit pas ciller. Elle aurait besoin d’un peu de temps pour réunir tout ce dont il avait besoin.
« Disons dans deux semaines ?
- Parfait. Je veillerai sur vous d’ici là. »
Il était déjà hors de vue. Un petit détail sur le plan la percuta alors, une anomalie dans sa logique destructrice.

Elle cria presque : « Et l’aéroport ? Vous en faites quoi ? » Sa réponse chaleureuse lui parvint, étouffée par la distance : « Faut bien s’envoler, ma chère. »

Les deux semaines suivantes, Cléo ne changea rien à ses habitudes. Elle fit son travail, ne n’altéra en rien dans sa manière de vivre, de passer le temps. Elle n’essaya même pas de mieux profiter de la vie. Elle ne fit rien de spécial. Elle n’était plus inquiète. Ce qui se passait après elle, elle n’en avait plus rien à cirer. Tout était joué. Elle avait pris sa décision, qui nécessita seulement un saut à la banque. Elle reçut deux appels et passa une fois à son dépôt de transfert ainsi qu’à son entrepôt de stockage.

« Hello Cléo de mon cœur !
- Salut Jeff.
- Comment va ma princesse des étincelles ?
- On fait aller.
- C’est un peu frais comme préambule je trouve. Un chagrin ?
- Tu veux quoi ?
- Ah, c’est toujours la même chose avec toi, Cléo. Aussi glaciale qu’une greffière.
- Tu t’y connais en greffières, y’a pas de doute.
- Mmmm. Je préfère celles de la cour pénale. Toi tu serais plutôt du genre tribunal administratif.
- Bon qu’est-ce tu veux ? Comme d’hab ?
- T’es pas drôle Cléo. On rigole jamais avec toi.
- Alors ?
- Ouais, comme d’hab ! Je te chope au hangar ?
- Demain, une heure.
- Ça roule.

Jeff fut surpris quand, le lendemain, elle lui annonça de but en blanc qu’elle quittait le business. C’était un grand type maigre et blond aux cheveux filasse. Un client de la première heure. « Tu t’es fait engrosser ?
- Tu m’a regardée ?
- Tu sais, il paraît que ça se voit pas tout de suite… mais c’que j’en dis, moi…
- Te fais pas de bile Jeff, c’est pas mon style.
- Alors quoi, cocotte, qu’est-ce qui t’arrive ? T’es pas tombée sur un salopard d’honnête pourriture qui t’aurait convaincue, toi, de l’aspect immoral et profondément antisocial de ton activité professionnelle et lucrative qui viole la plupart des lois humaines et quelques unes divines aussi également pour faire bonne mesure et que dans ce monde rongé par le crime et le chacun-pour-soi où l’argent a déjà détruit tout ce qu’il pouvait oubliés de Dieu tu te rends comptes ma chérie toi oui toi mon ange tu fais encore le jeu du démon qui hante cette ville en trafiquant des substances illicites et hautement instables pour étancher la soif des suppôts de Satan comme moi qui ne cherchent qu’à nuire à la majorité honnête et apeurée des habitants de cette ville qui…qui… » Sa voix, qui avait pris peu à peu la force et l’intonation du prédicateur fou, se perdait dans ses hésitations, et Jeff, le bras tendu, réfléchissait.
« Non Jeff, je ne suis pas tombée amoureuse d’un affreux cafard bien-pensant.
- Tu me rassures. Enfin, non presque pas. Oh non. » Il s’assombrit. Les ombres sur son visage se firent plus aigües. « Tu prends ta retraite ? Tu te fais une crise : idéologique, philosophique, psychologique. Tu vas tous nous narguer depuis une plage de Miami en mini-string et cocktails et boys bronzés ? Tu vas faire tourner des moulins à prière à 3500 mètres d’altitude maintenant ? Une retraite dans le désert, peut-être ? Une psychothérapie ? » Le mot sortit de sa bouche comme s’il le vomissait. Cléo, rit. Jeff l’avait toujours fait rire. C’était, de ses clients, celui dont elle se sentait le plus proche. Celui avec qui elle aurait presque pu partager quelque chose. Elle se rendit compte qu’il serait peut-être touché par la nouvelle, ce qui la troubla. Elle hésita un peu avant de lui répondre.
« Rien de tout ça, promis. En fait ne je vais plus rien faire, rien faire du tout. »
Le visage émacié de Jeff prit alors une tournure torturée, alors qu’il comprenait ce qui se passait pour elle. Une vraie douleur. Cléo se sentit gênée, comme si elle venait de faire quelque chose de mal. Il ne dit rien pendant au moins trente secondes, ce que Cléo trouva très long, pour un silence de Jeff. Ce fut comme un effort pour lui de reprendre la parole.
« Y’a rien à faire ?
- Non. » Il tourna son long torse à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un. Il paraissait vulnérable et triste. Il continuait à se balancer sans pouvoir parler. Qu’est-ce qu’il cherchait à camoufler comme ça ? Des larmes ? Elle se sentit coupable de ne rien avoir à lui dire. Elle aurait aimé le prendre dans ses bras comme un véritable ami. Elle aurait aimé pouvoir le consoler.
Elle fut seulement capable de lui dire ceci : « Je compte sur toi pour prévenir les autres. » Jeff acquiesça en silence.

Directement après le départ de Jeff, elle se rendit à son entrepôt de stockage. Les Chinois débarquèrent pour livrer du matériel. Les grandes caisses s’entassèrent dans le hangar. Lorsqu’elle leur annonça qu’elle mettait la clé sous la porte ils ne firent aucun commentaire.

Le second appel fut celui du client J pour prendre rendez-vous. Elle se senti soulagée. Elle avait attendu cet appel pendant presque quinze jours. Elle comptait sur lui, à présent. Il ne pouvait pas lui faire défaut.

Le jour dit était un mardi. Il faisait beau et froid. Elle en profita pour faire un tour en ville. Elle devait se rendre à l’hôpital mais elle avait mieux à faire. Elle visita la ville comme une touriste. Le centre historique luisait au soleil, propre et tranquille. Les vénérables demeures s’accrochaient à leur colline comme si elles ne devaient jamais disparaître. Elle croisait des gens, indifférents, auxquels elle ne fit pas vraiment pas attention. Des taches colorées sans consistance qui se déplaçaient dans l’espace. Sa vision se troublait, elle avait le sentiment d’évoluer dans un aquarium, en apesanteur, sans rien ressentir vraiment de ce qui l’entourait, la lumière blanche de l’hiver, le vent glacial, la rumeur constante de la ville. Elle se demanda si c’étaient là les premiers symptômes de sa maladie qui se manifestaient. Mais elle ne s’en inquiéta pas outre mesure. C’était plutôt agréable de se sentir ainsi, déconnectée de toute réalité, de se mouvoir dans l’environnement flou et irréel que lui proposaient ses sens émoussés. Elle se sentait bien. Elle descendit dans les rues commerçantes, fit quelques achats.

Elle descendit encore, vers le fleuve. Un jardin presque désert bordait la rive. Le cours d’eau, recouvert d’une fine pellicule de paillettes dorées, avançait lentement sous le soleil à la verticale. Elle s’assit sur un muret et entama un sandwich. Le cours d’eau l’accompagnait quelque part, dans l’obscurité des temps à venir, dans le néant. Elle fit le tour de ce que lui avait offert la vie depuis ses plus lointains souvenirs, se dit qu’elle avait eu pas mal de chance et se rendit compte qu’elle n’avait pas de regret. Tout ce qui lui manquait encore elle l’obtiendrait ce soir. Elle était contente d’avoir pu maîtriser le cours de sa vie, jusqu’au bout, et de n’avoir pas été la proie de la faim, de la misère, de l’exploitation. Elle se sentait privilégiée. Elle se remplit les yeux de cette eau silencieuse et froide, lumineuse. Quand le soleil commença à décliner, elle se mit en mouvement, lentement.

Elle ne prit pas le pont qui reliait les deux rives en un grand arc arrogant. Le bac la conduisit de l’autre côté, et elle put ressentir au fond de ses tripes la pulsation du fleuve que combattait la petite embarcation. Elle marcha encore, depuis le débarcadère, à travers le parking qui jouxtait la berge, à travers les rues désertées ou raisonnaient seulement les cris du vent qui avait forci, à travers les passages souterrains crasseux qui évitaient aux piétons une mort certaine sur les voies rapides, à travers les terrains vagues envahis de chats sauvages parmi lesquels elle reconnut le sien. Elle l’appela une fois. Il la rejoignit avec le dédain affectueux dont seuls les félins sont capables, pour venir renifler son ourlet. La lumière du soir se fit rouge. Elle entra dans son immeuble, suivie du chat orange qui prenait la couleur du feu. Arrivée chez elle, elle resta un moment sur la terrasse. Le soleil était couché. Le vent tomba.

Elle contempla encore un peu le fleuve qui s’assombrissait puis se décida à rentrer pour aller se préparer avant son rendez-vous. Elle l’aperçut du coin de l’œil au moment où elle allait passer la porte-fenêtre. Il était posté sur le toit de l’immeuble au-dessus la terrasse. Elle pouvait à peine distinguer ses traits.

« Qu’est ce que vous faites là ?
- C’est mon droit. Vous êtes pas la seule à pouvoir imposer vos conditions. » Sa voix neutre la perturba.
« Je vous demande pardon ?
-Faites pas cette tête, vos petits arrangements testamentaires. C’est pas difficile. Tout ce que vous voulez me refiler. L’entrepôt de transit, l’entrepôt de stockage, le code du coffre avec toutes les clés et les contrats de location aux noms de vos sociétés écran, les listes des clients, les fournisseurs, etc, etc. Vous avez pas le numéro du véto, tant que vous y êtes ? Histoire que le félin soit pas en rade.
- Mais…
- Lâchez-moi Cléo, j’ai pas le profil d’un exécuteur testamentaire. »

Il se retourna et disparut au-delà de son champ de vision. Cléo accusa le choc. D’abord, elle eut honte. Puis la honte céda la place à un sentiment plus aigre et plus tenace, qui allait au-delà de la déception. Elle se sentait humilié et méprisée. En colère subitement. Affreusement en colère. Elle n’avait pas prévu ça. Elle n’en n’avait parlé à personne. Elle avait fait en sorte de ne pas exposer son plan. Et ses derniers préparatifs, il ne pouvait pas deviner qu’ils étaient pour lui, même s’il l’avait observée. Ça aurait pu être pour n’importe qui. Le problème, et la source de sa colère, c’est qu’elle avait pensé lui faire plaisir. Elle avait imaginé – imaginé – que lorsqu’elle lui annoncerait tout ce qu’elle lui laissait, il montrerait quelque chose de l’ordre de reconnaissance pour elle, quelque chose hors business. Parce que lui, il vivait pour ça : ces choses qu’elle voulait lui laisser. Elle l’avait compris depuis longtemps. La plupart de ses clients vivaient pour ça : leurs affaires, leurs coups, leurs prises de risque, leur violence, leurs défis à l’autorité, leurs montées d’adrénaline. Tout ça nécessitait de sacrés moyens. Et elle lui en offrait, des moyens. Il les rejetait.

Elle réagit. Il la rejetait, très bien. C’était sa faute à elle. Elle s’était plantée sur toute la ligne. Elle avait vu la situation de manière trop romantique, puérile. Parce qu’elle avait abandonné son code de conduite, recherché le contact humain, elle avait imaginé un partage. Mais lui - comment avait-elle pu oublier ça ? - n’avait strictement rien à partager et n’en avait parfaitement rien à taper de cette idée de partage. Elle le savait très bien pourtant : avec ce genre de connard, tout n’est jamais qu’un deal. Et rien n’est jamais gratuit. Elle avait la tête froide désormais. Elle n’allait pas renoncer. Mais elle allait changer de stratégie et revenir aux affaires. Parce ce que ce qu’elle avait à lui proposer, c’était une affaire. Une sacrée putain d’affaire.

Il était hors de vue, mais peut-être pas encore hors de portée. Il fallait qu’elle le saisisse avant qu’il disparaisse. Elle l’appela dans la nuit : « Eh toi, espèce d’enfoiré !
- Me cherche pas.
- Pour qui tu te prends, connard ? Tu crois que j’allais laisser mon fonds de commerce et le fruit de mon putain de travail et tout mon putain de blé à un débile comme toi et tout ça gratuitement ? » Elle commença à escalader le muret latéral de la terrasse pour atteindre le toit. C’était haut. Elle se sentait mal à l’aise ; elle n’avait jamais fait ce genre de choses avant, mais sa hargne et l’urgence de la situation l’aidaient à progresser. Elle contemplait le vide en dessous d’elle et fut surprise d’éprouver encore de la peur. « T’es vraiment trop con, tu sais ça ? En plus tu me forces à risquer ma vie pour t’expliquer un truc tellement évident que même mon putain de chat peut capter ! Un deal, tu sais ce que c’est toi, un putain de deal ! Crétin ! Alors, monsieur y’croyait qu’y avait pas de contrepartie ! C’est vrai, t’es tellement incroyable comme gars, on te refilerait son business comme ça, pour le plaisir, pour ta belle gueule ! Mais t’as vu ta gueule, mon gars ? Eh ben y’en a une de contrepartie, pauv’type, une putain de contrepartie qui déchire sa race ! Putain ! Tu peux pas m’aider, connard ? J’vais me torcher !» Il était assis sur l’avant-toit et la regardait se dépêtrer avec les derniers mètres d’escalade. Il souriait. Elle parvint sur le toit hors d’haleine.

Il la lorgnait avec un certain dédain. « Ça va, là ? T’as passé l’étape de la colère ? C’est quoi la suivante ? L’acceptation ? » Elle eut envie de le frapper mais se retint, craignant qu’il ne veuille plus l’écouter après ça. Elle se sentait fatiguée et se laissa lourdement tomber à côté de lui. Il la laissa reprendre son souffle. L’adrénaline tomba comme elle était montée. Subitement, elle fut triste. Elle n’eut plus envie de monter des plans. Assez de ces résolutions, de ces choix, de ces décisions qu’il fallait prendre même quand on avait déjà un pied dans la tombe. Vidée. Elle ne savait plus si elle avait envie de jouir encore un peu de tout ça, de ce panorama de lumières blanches étalé devant elle. Mais il était là. C’était un fait. Il était resté, par curiosité, par pitié ou par cupidité.

Elle se frotta le visage un peu trop énergiquement en réfléchissant simplement. Elle avait fait l’erreur d’attendre tout bêtement de l’empathie, de la compassion, de la reconnaissance, bref toute une série d’idées abstraites et insaisissables mais efficaces. Et tout ce qu’elle proposait en échange, c’étaient d’épaisses choses concrètes et la charge d’un chat adulte. Elle n’avait elle-même rien offert qui parte de ses tripes à elle. En-dessous de tout était l’endroit où elle se trouvait. Et lui, qui aurait dû partir parce que les termes du deal qu’elle proposait étaient inacceptables, il restait sur son toit avec toute la compassion dont il était capable : son orgueil, son cynisme et son oreille distraite. La honte avait repris le dessus.
Comme elle ne disait rien, il la poussa du coude et reprit : « Well, le chat plus le business… C’est quoi alors ton putain de deal ? » Elle n’osa pas y croire : « Tu récupères le chat ?
- Ça dépend de ce que tu proposes, ma chère. » Ravagée, c’est elle qui étouffait de reconnaissance. Un boule dans la gorge, elle se força à sourire : « T’as pas idée… » Il la prit par les épaules et la rudoya un peu. « C’est normal, ma chère Cléo, c’est ça la vraie vie, donnant-donnant. Avec toute cette histoire, t’as perdu la main. Alors comme ça tu croyais pas que j’allais laisser filer une affaire comme la tienne ? T’es dingue.»

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Ils avaient pris leur temps, le jour était levé avant qu’ils arrivent au bout. Elle n’avait pas eu à le convaincre, il savait que c’était ce qui allait arriver, en fin de compte. Elle était encore surprise de constater à quel point il semblait toujours savoir ce qu’elle attendait de lui. Ils parlèrent sur le toit toute la nuit dans le froid. Elle descendit une fois pour chercher des bières et des cigarettes. A l’aube, ils regagnèrent l’appartement. Il la laissa se doucher. Elle se parfuma. Se contempla dans le miroir. Choisit avec soin ses vêtements. Elle éprouvait une sorte de fièvre, quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis trop longtemps. Il lui avait dit qu’il ferait comme elle voudrait. Pendant leur nuit sur le toit, il l’avait écoutée, lui avait raconté quelques fragments de sa propre histoire, improbable, comme il l’était. Il avait fabriqué pour elle ce lien qui permet de s’attacher et de fixer le vide. Il jouait son rôle à la perfection, se laissant arracher les choses qu’elle voulait. Au matin, elle restait seulement dans la perspective de cet abandon général qu’elle avait programmé.

Il opéra avec une certaine classe, dans un silence partagé. Elle le trouva charmant, encore une fois, et se félicita de son choix. Elle n’aurait pas pu trouver meilleur partenaire. Au moment ou le vertige s’empara d’elle, Cléo ne garda à l’esprit qu’une seule image qui l’accompagna dans le vide : son regard. Son regard qui avait seulement un peu brillé quand sur le toit, pour lui exposer la contrepartie du deal, elle lui avait demandé : « Alors ça te dirait de me coller une balle dans la tête ? »

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