lundi 31 janvier 2011

Allopathie

Au téléphone, elle me dit qu'elle vient de tuer son collègue.
Sa voix est très calme. On dirait qu'elle me raconte ce qu'elle a acheté aujourd'hui au supermarché.
Elle me raconte comment ça s'est passé.
Il est arrivé chez elle sans prévenir, au milieu de la nuit, complètement pété à l'alcool et peut-être encore à autre chose, elle ne sait pas trop. Elle sait pourquoi il est venu. C'est à cause de sa promotion. Il l'a méritait. Lui. Il la méritait, cette promotion. Pas elle. Lui. Lui.
Il est devenu menaçant.

Il lui a demandé ce qu'elle avait fait, ce qu'elle avait fait pour l'obtenir, cette promotion. Il faisait des sous-entendus. Elle n'a pas voulu me donner le détail des sous-entendus. J'aurais bien aimé.
Elle est restée très calme.

Il lui a dit qu'elle devait le dédommager des pertes subies, parce que maintenant il n'avait plus aucune chance de progresser. Parce que c'était trop tard, qu'il était trop tard maintenant.
Elle lui a répondu qu'elle n'avait pas à le dédommager parce que ce n'était pas sa faute s'il avait raté cette promotion.

Il est devenu encore plus menaçant. Il avait des cernes sous les yeux et le visage marqué. Il devait ruminer ça depuis un moment, à picoler et à tourner en rond chez lui. Il n'était pas venu travailler depuis quelques jours.
Elle est restée très calme.

Il s'est jeté sur elle en lui disant, tout en essayant de l'immobiliser, que c'était la moindre des choses, la moindre des choses à faire pour lui, parce qu'il n'avait plus rien et qu'il n'était plus rien. Elle lui devait bien ça, c'était le minimum, après ce qu'elle lui avait fait. Et il a débouclé sa ceinture.

Ils ont roulé par terre, devant la bibliothèque. Dans le rayon du bas, c'est dans le rayon du bas qu'elle planque les objets sans valeur qu'elle n'ose pas jeter.
Il a essayé de lui arracher ses vêtement mais il avait trop bu et il était maladroit. Comme il n'y arrivait pas, il s'est mis à taper. Elle me dit qu'elle saigne un peu, mais pas beaucoup.
Elle a dû réagir à ce moment-là. Le trophée. Le trophée qu'elle a gagné pour sa recherche sur la structure moléculaire de la glace. Une sorte de pyramide très affutée en plastique, translucide et dure.

Elle me dit que la pointe du trophée est enfoncée de dix centimètres dans la gorge d'Edward. Edward, c'est son collègue. Celui qu'elle a tué. Du coup ça saigne assez peu.
Je lui demande s'il est vraiment mort. Elle me dit qu'elle a fait assez de biologie dans sa vie pour savoir si un type est mort ou vivant.
Elle est très calme quand elle me dit ça.
Elle me demande encore si je pourrais pas passer, avec un gars, pour lever le corps. Lever le corps. Elle dit ça : lever le corps.

Punché, je ne réponds pas tout de suite. Pourtant je sais faire, c'est pas ça le problème. Mais j'aurais jamais cru devoir un jour faire ça pour elle. Je gèle encore en écoutant sa voix au téléphone, si calme et si douce, qui me demande si ça va. Sa voix au téléphone, cette voix anormalement posée, sereine, qui me fait flipper. Elle me fait vraiment flipper.

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