vendredi 10 février 2012

Petite soeur des technoparcs

Contrast transfer function. Source : Wikimedia Commons



















Comme le premier couteau
Comme le premier feu
Je viendrai tirer la fureur qui t’habite

Des poussières s’entassent sur les rêves que tu mets en œuvre, chaque matin, avant de te pousser, encore une fois, vers la sortie.

Les milliers d’heures passées à ramper dans ton laboratoire ne te font jamais rien gagner. Le monde tourne et s’affaisse, jusqu’à ce que ton univers se résolve à des allées tracées au cordeau. Jusqu’à ce que nos trajectoires se coupent.

Je ferai de toi une torchère
Je ferai de toi une pulsion de meurtre
Je ferai de toi le fiel de nos nuits glacées
Petite chose fragile
Dans les yeux de qui pourtant
Feulent des dragons éthérés
Irréductibles

Je connais bien la transe des déglingués du système
Je connais plutôt bien les trottoirs-caveaux de cette ville
Qui dépasse toutes nos espérances
En termes d’anesthésie locale
Et de divertissement avilissant
Je connais bien les regards codés entre les deals
Les mots qu’il ne faut surtout pas dire
Les tunnels entre lesquels se tapissent quelques impasses bien senties

Tu ne m’appelles jamais, pour ne pas avoir à entendre ta propre voix me supplier de tirer quelque chose d’humain de toi. Mais je sais que tu attends.

Je suis programmé pour sentir. Il y a tellement de choses que tu ignores sur toi-même. Comme ce léger désespoir qui t’étreint quand je raccroche en te refusant un créneau.
Trop de taf.
Comme ce vertige qui te plombe au cuir de ma caisse, quand je t’évade de ton labo, en me pointant aux heures où je sais qu’il ne demeure de toi qu’un reste.

Comment aborder ces nuits ? Elles sont tiennes, pour autant que je sois leur pilote. Rares, assez pour te tenir. Elles sont colorées et brumeuses, comme le cristal soufflé qui entre tes mains tangue. Elles sont silencieuses, quand tu t’effondres sous la menace de me faire une confidence, une seule.

Des trans à qui tu plais te font la cour sur les velours cramoisis des bouges où je t’emmène : ta distance soignée d’ingénieur maquillant ton incompétence sociale les excite. Ils te frôlent de leurs serres vernies et chargées de joyaux. Leurs sourires de nacre, acérés, te protègent du deuxième cercle, plus turbulent, des jeunes garçons qui me servent de faire-valoir. Les trans ne laissent pénétrer les curieux qu’au prix d’un moment de grâce, sous une forme ou sous une autre. Les plus avides sont prêts à payer de leur personne pour flairer la créature qui m’accompagne. Une créature diurne. Mon antithèse. Présentée comme telle. Puis nous fuyons.

Un autre genre de labo nous attend, les fois où, étourdi, j’oublie de me ravitailler en suffisance. De ces petits génies de la chimie récréative, je ne suis ni le client, ni l’obligé. Je suis celui qui protège, celui qu’on paie, à qui on ne refuse et rien et devant qui on ferme sa gueule. De tels silences se savourent. Toi, tu ne t’autorises jamais aucun écart : tes maîtres, attentifs à leur investissement, mesurent, tous les quinze jours, tes tentatives de t’amuser. Une urine irréprochable est condition à ton salaire. Seul l’alcool trouve grâce à leurs yeux, encore faut-il n’avoir pas dérapé la veille sur un flacon.

J’aime ce regard troublé qui me dévore timidement, quand tu te laisses aller à devenir l’unique témoin de mes défonces. J’ignore toujours lequel de nous deux apprécie le plus cet instant d’abandon bien tempéré.

Un peu plus tard, des jeux s’enchaînent sur les vagues territoires de mes petites affaires. Tu côtoies les silhouettes de mes nervis, découpées par lumières des rares halogènes qui les tolèrent. Ils sont organisés comme les chiens, en meute. Ils sont faciles à dompter. Ils craignent la main qui les affame. Mais ils savent mordre. Tu ne les gênes pas. Ils apprécient ton silence trempé d’ignorance de leur biotope, de leurs codes, de leurs cavales. Quelque somptueux mystère alimente ton titre de techno-spécialiste barbare. Une sourde intimidation nourrit ton lignage, qui se confond avec le mien. Aussi longtemps que tu viendras flâner en mon préau, aucune chance qu’ils viennent te tirer ta corde à sauter, petite.

Tu connais ainsi les fruits des ramures souterraines que j’habite. Ils ont l’écorce lisse et durcie des grenades urbaines, acides, rongés de pépins d’acier, gorgés du sang des disqualifiés. Tu connais aussi bien que moi maintenant, les longues virées dans les voitures qu’on me prête, jamais les mêmes, mais toujours luxueuses, pour bien se démarquer des asphaltes en dèche que nous arpentons sans cesse, à n’importe quelle heure de la nuit. Je t’emmène partout où je vais, t’ouvre toutes les portes de mon versatile palais, te laisse voir tout ce qu’il y a à voir, entendre tout ce qu’il y a à entendre. Je suis à nu, même si tu l’ignores. Contrairement à ce que tu imagines, je n’ai pas de secret pour toi.

Les rares hommes en qui j’ai toute confiance me mettent en garde contre toi, contre ta génétique du jour, contre ton innocence morcelée qui, selon eux, sont des menaces. Ce qu’ils ignorent, c’est que c’est moi que ton innocence morcelle.

Des jours entiers à repousser l’échéance
Des nuits vides
Des temps morts qui se succèdent
Je n’ai pas la réputation d’être patient

L’ombre la plus opaque masque l’imminence jour, qui nous voit rôder, une dernière fois, vers tes froids quartiers par lesquels tu me forces à transiter. Le temps de te déposer chez toi, saine et sauve, après avoir vagabondé sur les aires les plus déroutantes, les plus hasardeuses, les plus nocives à ta nature sibylline. Tu me salues d’un geste fatigué et vaguement nerveux, toujours le même, toujours insuffisant.

J’attendrai le jour, cette fois, pour venir te cueillir à ton arbre assiégé par son enclos biométrique. J’irai charmer son tronc pour le vider de son essence et le laisser pour mort. Plus de sophistiqué labeur pour t’engloutir, plus de titre abscons auquel s’agripper, plus de colloques ineptes, plus d’articles suintant le désespoir solitaire et l’onanisme du chercheur. Une épine dorsale en moins, tu auras certainement quelque rancœur, quelque haine déchaînée à mon égard. Tu auras même peut-être quelque geste déplacé, violent, mais bien vivant. De ce geste, je saurai quoi faire. Je le prendrai comme un cadeau. Le tout premier d’une longue série.

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